Être condamné dans une langue qu’on ne comprend pas

Le 11 juillet 2016

Introduction

Un article de La Presse paru vendredi dernier a remis dans l’actualité une histoire qui remonte à 2013.

Il s’agit du cas d’un avocat de la défense qui a protesté parce qu’une cause entièrement plaidée en français a abouti à un jugement écrit en anglais.

Tout cela revient dans l’actualité parce que cet avocat vient d’être condamné par le Comité de discipline de son ordre professionnel pour avoir osé protester à ce sujet.

Les détails

Jacques Caya exerce le métier de conseiller en sécurité financière. En 2009, il a été condamné sous divers chefs d’accusation par la Chambre de la sécurité financière.

En 2013, il perd également une cause qui l’oppose à l’Autorité des marchés financiers. Cette condamnation est portée en appel devant la Cour Supérieure du Québec, une cour où tous les juges sont nommés par le gouvernement fédéral.

C’est là que les choses se gâtent.

L’appel est entendu en avril 2014 par la juge fédérale Karen Kear-Jodoin. Celle-ci est bilingue mais est beaucoup plus familière avec l’anglais.

En effet, c’est en anglais, sa langue maternelle, que cette juge rend presque tous ses jugements. Elle doit au ministre fédéral Rob Nicholson, unilingue anglais, sa promotion à la magistrature.

Devant la Cour supérieure, lors de l’audition de la cause en question, tous les avocats sont francophones et le procès se déroule exclusivement en français. L’appelant — qui est l’accusé en première instance — est unilingue français.

À la fin des procédures, la juge Karen Kear-Jodoin informe les avocats des deux parties qu’elle rendra son jugement en anglais. L’avocat de M. Caya est absent et est représenté par une collègue qui négligera d’en informer son confrère.

En janvier 2015, par un courriel rédigé en anglais, la secrétaire de la juge anglophone informe l’avocat de la défense que le jugement a été finalement rendu. C’est en prenant connaissance de ce jugement de huit pages que celui-ci découvre qu’il est rédigé en anglais.

Ce dernier s’empresse d’écrire une lettre de protestation à la juge Karen Kear-Jodoin, avec copie conforme au juge en chef de la Cour supérieure.

Celui-ci porte l’affaire à l’attention du syndic du Barreau qui fait alors condamner l’avocat protestataire par son Comité de disciple en mai 2016 pour défaut de soutenir l’autorité des tribunaux.

Contrairement aux avocats, vous et moi ne sommes pas obligés de faire des courbettes à un magistrat lorsqu’il manque de jugement.

Au Québec, il y a une multitude de secrétaires juridiques qui sont également traductrices. Au lieu, comme elle l’a fait, d’avoir engagé une secrétaire anglophone plus ou moins bilingue, si la juge Karen Kear-Jodoin avait embauché une secrétaire parfaitement bilingue, personne ne soupçonnerait les lacunes de son français écrit.

De plus, c’est un grossier manque de jugement que d’accepter d’entendre une cause dans une langue dont on ne maitrise pas toutes les subtilités.

Le conformisme juridique face au colonialisme canadian

En 1760, aucun juge de la Nouvelle-France récemment conquise n’était familier avec le Common Law. C’est pourtant le cadre juridique anglais qui s’appliquait dorénavant dans les affaires criminelles de la colonie. Le nouveau pouvoir colonial fut donc obligé de nommer urgemment des juges anglais pour traiter des affaires criminelles courantes.

Voilà pourquoi le conquérant a imposé à ses nouveaux sujets le droit du juge de rendre ses décisions dans la langue de son choix puisque ces nouveaux juges ne parlaient pas français.

Chez un peuple conquis militairement — comme ce fut notre cas en 1760 — tout jugement rendu dans la langue du conquérant est une offense aux yeux du conquis et le rappel de son assujettissement.

De constitution en constitution, cette situation perdure depuis.

Le British North America Act de 1867 permettait également aux tribunaux de rendre un jugement dans la langue de leur choix.

Et ce droit discrétionnaire a été reconduit par la Canadian Constitution, adoptée en 1982 par l’ethnie dominante du Canada à l’issue d’une séance ultime de négociation à laquelle le Québec n’a pas été invité. Tout comme une colonie ne décide pas de la manière avec laquelle le pouvoir colonial exerce son autorité sur elle.

Dans les faits, aucun juge ne condamne un Anglophone en français. Mais à l’inverse, jusqu’au XXe siècle, il était fréquent que des tribunaux canadiens condamnent en anglais des Francophones. Heureusement, de nos jours, cela est devenu très rare.

Le jugement de la magistrate Karen Kear-Jodoin est donc un cas exceptionnel. Mais il tire son importance du fait qu’il est révélateur de l’état d’assujettissement du peuple francoQuébécois à l’ordre colonial canadien.

Dans la majorité des pays, le droit d’être jugé dans sa langue est considéré comme un droit fondamental. En d’autres mots, il s’agit d’un droit de la personne.

L’accusé, surtout s’il perd sa cause, doit comprendre pourquoi il est condamné. Peut-on lui garantir une justice équitable lorsqu’il lui est facile d’imaginer que le tribunal n’a pas très bien compris la preuve présentée devant lui ? La crédibilité du système juridique exige le respect de ce droit fondamental. Lorsque les deux parties parlent une langue différente, la primauté devrait aller à celle de l’accusé.

Mais ce n’est pas le cas au Canada, où prime le droit constitutionnel du juge : cette primauté est un reliquat du passé colonial du pays.

En dépit de l’indélicatesse de l’avocat contestataire, le syndic du Barreau n’était pas obligé de soumettre son cas devant son Comité de discipline. Mais il a préféré rappeler à l’ensemble de la profession juridique son statut de subalterne à l’ordre colonial canadien.

Et pour pallier à cela, la Charte québécoise de la langue française (la Loi 101) prévoit que tout jugement rendu par un tribunal soit traduit gratuitement en français ou en anglais, à la demande d’une partie. Voilà pourquoi l’avocat de M. Caya a finalement obtenu une traduction gratuite du jugement après en avoir fait la demande.

Toutefois, on doit se rappeler que ces frais de traduction, à la charge des contribuables, ne seraient pas nécessaires dans bien des cas si les tribunaux respectaient nos droits fondamentaux au lieu d’être bafoués par des magistrats qui, comme la juge Karen Kear-Jodoin, incarnent le colonialisme canadien.

Références :
Décision de la Chambre de la sécurité financière
Français au tribunal: plainte contre le juge en chef
Judgment by the Honourable Karen Kear-Jodoin
La nomination de Rob Nicholson aux Affaires étrangères critiquée à Québec
Le juge en chef de la Cour supérieure clarifie ses motifs
Lettre de Me Allali
Un avocat sanctionné après s’être plaint d’avoir reçu un jugement en anglais
Une décision en français svp

Parus depuis :
Les faux procès (2016-07-14)
L’article controversé de la loi sur la neutralité religieuse est suspendu (2017-12-02)
Être compris par le juge dans sa langue officielle : la Cour suprême devra se prononcer (2022-10-07)

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