Meurtre au consulat : du fait divers aux ressorts d’une crise internationale

Publié le 15 octobre 2018 | Temps de lecture : 8 minutes

Un meurtre sordide

Jamal Khashoggi est un dissident saoudien qui, après sa fuite en Occident en septembre 2017, est devenu journaliste au Washington Post.

Pour les amateurs de potins, c’est aussi le cousin de feu Dodi Fayed, le dernier compagnon de la princesse Diana.

Le 2 octobre dernier, il s’est rendu au consulat saoudien d’Istanbul afin d’y obtenir un document dont il avait besoin pour se marier.

Selon toutes les apparences, il y était attendu par une escouade d’agents venus spécialement de la capitale saoudienne pour l’assassiner, le démembrer et évacuer ses restes hors du pays dans des colis diplomatiques (non sujets à la fouille dans les aéroports).

Quelques litres de sang de plus

L’Arabie saoudite a financé à hauteur d’au moins 85% les milices de mercenaires islamistes qui sont venus de partout mettre la Syrie à feu et à sang au cours d’une guerre de procuration qui a fait plus de 350 000 morts.

Au Yémen, les bombardements saoudiens ciblent volontairement les populations civiles. Selon Wikipédia, la très grave crise humanitaire qui y menace la vie de millions de personnes est principalement due au blocus maritime, aérien et terrestre imposé par la dictature saoudienne.

Rappelons également que, selon les dépêches diplomatiques révélées par WikiLeaks, l’Arabie saoudite est la plaque tournante du financement du terrorisme international.

Dans la mer de sang que la dictature saoudienne répand autour d’elle, qu’est-ce qui fait que toute la planète s’intéresse soudainement au cas anecdotique de Jamal Khashoggi ?

La réponse est simple : tout le monde en parle parce que tout le monde a intérêt à en parler.

La rivalité entre la Turquie et l’Arabie saoudite

Depuis le début de cette crise, le maitre du jeu est Erdoğan. Par le biais de révélations et de rumeurs, la Turquie entretient le suspense et le mystère autour de cette affaire.

Même si la Turquie n’est pas un pays arabe (on y parle principalement le turc), c’est un pays musulman. Or la Turquie et l’Arabie saoudite sont rivales dans la lutte d’influence qu’elles se livrent au sein du monde sunnite.

Les dérives autoritaires d’Erdoğan ont fait pâlir le rayonnement international de la Turquie. Par ailleurs, l’ascension en 2017 du prince héritier saoudien a été une occasion pour son pays de tenter de refaire son image.

Déjà en 2015, l’Arabie saoudite avait acheté un siège au Conseil des droits de la personne de l’ONU puis en 2017, à la Commission de la condition de la femme des Nations unies.

Selon France24, la dictature saoudienne est cliente des deux plus importantes firmes de relations publiques de France.

Au Canada, elle a bénéficié des reportages extrêmement complaisants de la journaliste Marie-Ève Bédard sur les ondes de Radio-Canada.

Mais voilà que ce meurtre donne l’occasion à Erdoğan de prendre sa revanche.

Vision 2030

En temps normal, la puissance économique de l’Arabie saoudite et son importance géostratégique dispensent ce pays de l’obligation de soigner son image publique.

La chirurgie esthétique de l’image saoudienne a donc un but très précis.

Il y a un an se tenait la conférence Future Investment Initiative.

Le deuxième volet de cette rencontre doit avoir lieu le 23 octobre prochain, toujours dans le but de faire la promotion de Vision 2030, un ambitieux projet de 500 milliards$ en Arabie saoudite.

Il vise à combler l’abyssal déficit technologique de ce pays. En effet, celui-ci est captif d’un régime obscurantiste qui fait fuir ses plus brillants sujets à l’Étranger lorsqu’ils ne pourrissent pas en prison comme c’est le cas de Raïf Badawi.

Pour diversifier son économie et réaliser ce projet futuriste, l’Arabie saoudite n’a pas besoin du capital étranger, mais du savoir des grandes entreprises de haute technologie.

Et c’est là où beaucoup de pays l’attendaient.

En sabotant cette conférence, les pays occidentaux profitent de cette vulnérabilité pour infliger une leçon de modestie à l’insolente dictature saoudienne.

Un prince héritier menaçant

Comme tous les pays arabes du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite est une société féodale qui repose, dans ce cas-ci, sur l’allégeance de tribus à la dynastie des Saoud.

En concentrant tous les pouvoirs entre ses mains, l’impétueux prince Mohammed ben Salmane indispose un grand nombre de princes saoudiens (il y en a plus de mille) et de chefs de clans.

Sous le prétexte de la lutte contre la corruption, le prince héritier a dépouillé certains membres de la famille royale de milliards de dollars à son profit.

De plus, en donnant l’impression qu’il veut mettre fin à l’intégrisme de son pays, le prince hériter inquiète le clergé wahhabite, jaloux de ses pouvoirs et de son influence.

Rappelons que ce clergé influence les foules par ses prêches du vendredi et sa mainmise complète sur le système éducatif saoudien.

Après le bourbier saoudien au Yémen, le refus du Qatar se soumettre à son autorité et la victoire inéluctable de Bachar el-Assad en Syrie, Mohammed ben Salmane va de revers en défaites.

L’Arabie saoudite et le monde

L’Europe

Si les pays européens peuvent toujours prétendre ne pas avoir anticipé la crise migratoire qui a accompagné la guerre en Syrie, ils devraient se douter que la guerre que l’Arabie saoudite prépare contre l’Iran mettra de nouveau leurs frontières à dure épreuve.

Ils ont donc intérêt à calmer les ardeurs guerrières du prince héritier et à favoriser l’affaiblissement de son pouvoir. Tout cela dans un exercice périlleux qui consiste à vendre des armes à la dictature saoudienne sans qu’elle s’en serve.

Depuis des semaines, le gouvernement de Mme May tente de détourner l’attention du public anglais des conflits internes de son parti au sujet du Brexit.

La tentative d’empoisonnement par la Russie d’un ex-agent double russe lui donnait le prétexte d’une enflure verbale digne de la guerre froide.

Mais voilà que l’Arabie Saoudite fait pareil. En fait, elle fait pire puisque Khashoggi n’est même pas un espion.

Talonnée par son opposition travailliste (très à gauche), Mme May s’empresse donc de se scandaliser d’un fait divers.

En Amérique du Nord

Toute comme les autres fournisseurs d’armements à l’Arabie saoudite, le Canada n’a aucune intention d’indisposer un important client.

Le gouvernement Trudeau se réjouit donc de la désapprobation des médias canadiens envers la dictature saoudienne, désapprobation dont il peut plaider officiellement qu’il n’y est pour rien.

Quant aux États-Unis, si les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas nui aux bonnes relations américano-saoudiennes, il est douteux que ces deux pays se brouillent aujourd’hui pour si peu.

Mais ce n’est pas le cas du milieu journalistique américain qui vient de perdre un des leurs. En déchainant l’opinion publique sur les médias sociaux, les médias américains font pression sur les entreprises américaines soucieuses de leur image publique afin qu’elles annulent leur participation à Vision 2030.

Conclusion

À la fois partenaire officiel de la lutte antiterroriste et financier clandestin du terrorisme islamique, l’Arabie saoudite mène depuis longtemps un double-jeu.

Par cet assassinat sordide, l’Arabie saoudite donne à tous l’occasion d’exprimer publiquement son ressentiment contre une dictature misogyne et obscurantiste devant laquelle nos chefs d’État font la courbette depuis trop longtemps.

Références :
Arabie saoudite : un vent de réforme qui ne fait pas l’unanimité
Jamal Khashoggi
Guerre civile yéménite
La Grande séduction saoudienne
La promotion de l’Arabie saoudite au Conseil des droits de l’homme fait débat
L’Arabie saoudite ne peut défendre les droits des femmes à l’ONU
Transformer l’Arabie saoudite
Turks tell U.S. officials they have audio and video recordings that support conclusion Khashoggi was killed
Que sait-on sur l’empoisonnement de l’ex-agent double russe au Royaume-Uni ?

Parus depuis :
Saudi Arabia pays UK firms millions to boost image (2018-10-20)
La guerre des nerfs (2018-10-24)
Ben Salmane aurait envoyé des assassins au Canada pour tuer un haut responsable (2020-08-06)
Assessing the Saudi Government’s Role in the Killing of Jamal Khashoggi (2021-02-11)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


Syrie : Le baiser de Judas

Publié le 25 janvier 2018 | Temps de lecture : 5 minutes

Un Kurdistan improbable

Démographiquement, les Kurdes constituent le peuple le plus important au monde qui n’ait pas son propre pays. Ce peuple parle le kurde et non l’arabe. Ils sont plus de quarante-millions de personnes dispersées sur un vaste territoire qui chevauche quatre pays.

Mais comme les Catalans en font l’expérience, il ne suffit pas d’avoir droit à un pays pour pouvoir le créer officiellement.

Kurdistan
 
Malheureusement pour les Kurdes, aucun pays ne veut d’un Kurdistan indépendant. Pour ce faire, l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie devraient être démantelés. Or quel allié de l’un d’eux peut se permettre le luxe d’en faire un ennemi ?

La guerre en Syrie s’est accompagnée d’une épuration ethnique. Les combattants kurdes, alliés des États-Unis, ont concentré la population kurde de Syrie dans une bande presque continue au sud de la Turquie (ce que ne reflète pas la carte ci-dessus).

Mais ces combattants, appelés Peshmergas, ont également conquis dans ce pays de vastes territoires occupés par des Arabes. Ces derniers les perçoivent de plus en plus comme des envahisseurs.

Une Turquie belliqueuse

Depuis des décennies, la Turquie opère un lent génocide contre ses ressortissants kurdes.

Les Pechmergas syriens et irakiens, sympathiques à la cause des leurs persécutés en Turquie, sont une menace aux yeux de la Turquie.

Le 14 janvier dernier, en annonçant la création d’une armée de trente-mille hommes dans le Kurdistan syrien, les États-Unis provoquaient la colère de la Turquie et lui fournissaient le prétexte pour déclencher une opération de nettoyage au sud de sa frontière.

Cette opération vise à dégager une zone tampon au sud de la frontière turque. Une zone tampon qu’Erdoğan souhaite créer depuis des années.

En affaiblissant les Peshmergas par ses bombardements, la Turquie veut également permettre aux milices islamistes qu’elle supporte de reconquérir les territoires sunnites actuellement aux mains des milices kurdes.

Les États-Unis insouciants

Quant à la réaction américaine, elle a consisté à demander à la Turquie de faire preuve de retenue. En langage diplomatique, cela signifie : « Allez-y. Tuez des Peshmergas tant que vous voulez. On n’a plus besoin d’eux; l’État islamique est vaincu.»

Malheureusement, les États-Unis n’ont pas compris que le terrorisme est un bizness. Tant que l’argent coule, la plus minuscule milice islamiste en Syrie peut devenir un autre Al-Qaida ou un autre Daech et créer un nouveau califat sur les ruines fumantes de celui de Daech.

La Tony Blair Faith Foundation n’a-t-elle pas démontré qu’entre le tiers et la moitié des rebelles en Syrie souhaitent commettre des attentats en Occident ?

En ce début de reconquête, les supplétifs à qui la Turquie fait parvenir des armes et des munitions en Syrie sont essentiellement des milices d’Al-Qaida. C’est donc cette organisation terroriste qui devrait reprendre de la vigueur pour l’instant dans ce pays.

Poutine, maitre du jeu en Syrie

La Russie est le seul pays qui entretient des relations avec tous les belligérants et qui a quelque chose à donner si on est gentil avec elle.

La Russie contrôle l’espace aérien syrien. En laissant le champ libre à la Turquie, la Russie veut prouver que les États-Unis abandonnent toujours leurs alliés (sauf Israël et l’Arabie saoudite).

Les Américains ont abandonné le chah d’Iran, les Chiites qui se sont soulevés contre Saddam Hussein à l’appel des États-Unis, Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Égypte, le Qatar boycotté par ses voisins, et maintenant les Kurdes (qui n’en sont pas vraiment surpris).

Le message de Moscou est le suivant : nous, Russes, sommes fidèles à nos amis. Voyez Bachar el-Assad en Syrie. Voyez la minorité russe d’Ukraine.

En réalité, la Russie a laissé tomber Saddam Hussein en Irak et Kadhafi en Libye. Mais elle a pris de bonnes résolutions depuis.

Et voilà Erdoğan, aveuglé par son animosité envers les Kurdes, qui contribue involontairement à un exercice de propagande russe. Tout le Kremlin doit se tordre de rire.

Conclusion

L’annonce de la création d’une force militaire au sud de la Turquie, c’est le baiser de Judas de l’administration Trump aux Kurdes. C’est une preuve supplémentaire de son inaptitude à comprendre la complexité des grands enjeux internationaux.

C’est également la relance d’un conflit que les États-Unis ont fait trainer en longueur pendant des années afin de vendre des armes aux pays voisins inquiets.

Références :
Ankara accuse Washington de vouloir créer une armée de « terroristes » kurdes en Syrie
Le radicalisme des rebelles syriens
Syrie: discorde américano-turque après un entretien Trump-Erdogan
Turkey to extend Syria campaign to Kurdish-controlled Manbij
Turquie vs Kurdes vs État islamique

Parus depuis :
Syrie : les motifs et les enjeux de la bataille d’Afrin (2018-02-21)
Le Moyen-Orient, point fort de la stratégie diplomatique de Vladimir Poutine (2018-03-17)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


Universitaires syriens réduits à la misère en Turquie

Publié le 19 septembre 2016 | Temps de lecture : 4 minutes

Introduction

En matière de nouvelles internationales, peu de quotidiens sont suffisamment riches pour embaucher leurs propres correspondants à l’Étranger.

Nos médias se contentent généralement d’être les clients d’agences de presse dont ils reproduisent aveuglément les communiqués. Voilà pourquoi ils répètent les mêmes clichés.

Un des rares quotidiens occidentaux à posséder une véritable signature journalistique et éditoriale est The Guardian de Londres.

On y apprend ce matin que la Turquie bloque la sortie de son territoire des réfugiés syriens qualifiés.

Réfugiés ‘de ville’ et réfugiés ‘de camp’

Sur les millions de Syriens que la Turquie a accueillis, seulement le huitième vit dans des camps de réfugiés installés le long de la frontière syrienne.

La grande majorité vit donc dispersée dans des villes turques, dont 350 000 à Istanbul.

Les réfugiés ‘de ville’ habitent des appartements souvent insalubres qu’ils partagent à plusieurs familles et qu’ils louent à la semaine. Les loyers sont augmentés arbitrairement d’une semaine à l’autre par les propriétaires turcs qui les exploitent.

Puisque la Turquie délivre au compte-goutte les permis de travail aux réfugiés ‘de ville’, environ 40% d’entre eux chôment. Les autres tirent des revenus du travail au noir : ils reçoivent souvent une rémunération équivalente au huitième ou dixième de ce que reçoit un Turc effectuant un travail équivalent.

Dans presque tous les cas, les réfugiés ‘de ville’ obtiennent une rémunération insuffisante à combler leurs dépenses. Lorsque leurs économies atteignent un seuil critique, ceux-ci sont forcés à l’exil.

La ‘contrôlite’ d’Erdoğan

Chaque pays possède ses propres critères en matière d’immigration.

Pour des raisons sécuritaires, le Canada a choisi de n’accueillir que des réfugiés apparaissant sur les listes du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies

De leur côté, les États-Unis ont une grille d’évaluation où les réfugiés syriens sont évalués davantage comme des immigrants que comme des demandeurs d’asile. Les considérations humanitaires (un handicap physique ou mental, par exemple) comptent moins que l’employabilité et, plus généralement, l’aptitude à s’adapter à la vie américaine.

En principe, la Turquie devrait être indifférente à toutes ces considérations.

Mais la ‘contrôlite’ dont sont atteintes les autorités turques n’a apparemment pas de limite.

Alors que leur venue avait été approuvée par les États-Unis (entre autres), plus de mille diplômés universitaires ou travailleurs surqualifiés syriens ont été empêchés de quitter la Turquie par décision des autorités de ce pays.

Pour se justifier, ces derniers déclarent que les réfugiés les plus vulnérables doivent être aidés avant les autres.

Pourtant, les réfugiés surqualifiés dont il est question sont réduits au chômage en Turquie.

Jusqu’ici, les considérations humanitaires n’ont pas empêché la Turquie d’être l’artisan (avec l’Arabie saoudite et le Qatar) de la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale.

La destruction minutieuse de l’État syrien et l’appui aveugle aux mercenaires qui travaillent à créer une république islamiste en Syrie sont autant de faits qui rendent suspecte la décision turque de s’acharner à réduire à la mendicité les réfugiés syriens les plus talentueux.

Références :
La sélection des réfugiés syriens au Canada
Le terrorisme judiciaire d’Erdoğan
Turkey blocks Syrian refugees from resettlement in the US – for having degrees


Compléments de lecture :
L’ABC de la guerre syrienne (1re partie)
L’ABC de la guerre syrienne (2e partie)
L’ABC de la guerre syrienne (3e partie)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


Le terrorisme judiciaire d’Erdoğan

Publié le 24 avril 2016 | Temps de lecture : 6 minutes

Introduction

Le président de la Turquie n’a pas le sens de l’humour.

Depuis son élection en aout 2014, plus de 1 845 procès ont été autorisés dans ce pays au motif d’insulte au chef de l’État.

En vertu de l’article 299 du Code pénal turc, l’insulte au président du pays est passible de quatre années d’emprisonnement.

Selon M. Erdoğan, « toutes les attaques contre ma personne et ma famille sont des attaques contre la nation et la volonté nationale.»

C’est ainsi que le 26 février, la justice turque a réclamé la levée de l’immunité parlementaire de Kemal Kılıçdaroğlu — le chef du principal parti d’opposition — pour avoir traité le président de ‘dictateur de pacotille’.

L’intimidation d’Erdoğan en Allemagne

Le mois denier, l’ambassadeur allemand en Turquie a été convoqué au ministère turc des Affaires étrangères au sujet d’une chanson diffusée le 17 mars 2016 sur une chaîne de télévision allemande.

En moins de deux minutes, cette chanson s’attaquait aux atteintes à la liberté de la presse commises par M. Erdoğan et critiquait les dépenses de 491 millions d’euros engagées pour la construction de son nouveau palais présidentiel.

Au nom de la liberté d’expression, les autorités allemandes ont déclaré qu’elles n’avaient pas l’intention de donner suite à cette plainte.

Mais le 31 mars suivant, le même humoriste a franchi un pas de plus, choisissant de lire en onde un ‘poème’ délibérément injurieux pour M. Erdoğan. C’en était trop.

Le président turc a de nouveau porté plainte, cette fois pour crime de lèse-majesté en vertu de l’article 103 du Code pénal allemand.

Cet article tire son origine du Code de l’empire allemand, adopté en 1896, et sur lequel est basé l’actuel Code pénal du pays.

Au XIXe siècle, l’empire allemand était une monarchie dont les dirigeants possédaient des liens de parenté étroits avec les autres dynasties européennes.

Insulter un monarque étranger, c’était offenser un proche parent de l’empereur allemand, ce qui ne pouvait que le placer dans l’embarras.

Cet article de loi permet donc à un représentant d’un pays étranger de déposer plainte pour insulte, une offense passible de trois ans d’emprisonnement (cinq ans lorsque l’offense est délibérée).

Au préalable, il faut toutefois l’autorisation du gouvernement allemand pour que les tribunaux du pays soient saisis d’une telle plainte.

Le 15 avril, la chancelière allemande a déclaré vouloir abolir cette disposition d’ici à 2018. Mais pour l’instant, elle a décidé de donner suite à la demande de poursuites pénales réclamée par M. Erdoğan.

Mais l’Allemagne n’est pas le seul pays européen à proscrire les crimes de lèse-majesté. C’est aussi le cas de onze autres pays européens; l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Romanie, et la Suède.

Cinq jours après cette victoire en Allemagne, Erdoğan s’est ensuite tourné vers l’un d’entre eux, les Pays-Bas : depuis 1881, les crimes de lèse-majesté y sont punissables d’une peine d’emprisonnement de cinq ans.

L’intimidation d’Erdoğan aux Pays-Bas

Le 20 avril 2016, le consulat turc à Rotterdam a expédié un courriel demandant à toutes les organisations turques des Pays-Bas de lui rapporter tout propos jugé offensant pour Erdoğan, la Turquie ou la société turque.


 

TRADUCTION

À qui de droit,

De toute urgence, nous vous demandons de nous faire parvenir les noms et les commentaires écrits des personnes qui ont procédé à des propos dénigreurs, désobligeants, haineux et diffamatoires contre le président turc, la Turquie et la société turque en général, des propos émis par courriel ou dont auraient eu connaissance le personnel de votre organisme, leurs parents ou leur amis par le biais de médias sociaux (comme Twitter ou Facebook), et de nous faire parvenir le tout avant la fermeture des bureaux le 21 avril 2016 par courriel au consulat général de la Turquie à Rotterdam.

Cordialement…»

Plus de 240 000 Néerlandais adultes possèdent également la citoyenneté turque. Lorsque l’appel turc à la dénonciation a été rendu public, beaucoup d’entre eux se sont inquiétés. Non pas à cause de propos qu’ils auraient tenus eux-mêmes, mais du fait que leurs concitoyens non turcophones pourraient voir en eux des espions potentiels à la solde de la Turquie.

Déjà une journaliste néerlandaise en vacances en Turquie a été arrêtée dans ce pays en fin de semaine dernière à la suite de ses critiques à l’égard d’Erdoğan parues dans l’édition néerlandaise du quotidien Métro.

Selon le quotidien britannique The Guardian, son arrestation serait la conséquence d’une dénonciation effectuée par le biais d’une ligne téléphonique mise sur pied par les autorités turques (sans préciser si cette ligne est bien celle du consulat turc à Rotterdam).

Les organisations turques des Pays-Bas sont elles aussi dans l’embarras puisque la législation néerlandaise interdit la trahison, c’est-à-dire toute collaboration avec un pays étranger dans le but de nuire à des intérêts néerlandais.

Les mesures controversées prises par M. Erdoğan pour museler la critique à son endroit en Europe laissent deviner ce que deviendra la liberté d’expression au sein de l’Union européenne le jour où la Turquie en fera partie.

Références :
Berlin accepte la demande d’Ankara de poursuites pénales visant une satire anti-Erdogan
Dutch journalist arrested in Turkey for criticising Erdoğan
Germany slams Turkey’s call to ban satire video
Hear someone insult Erdogan? Report it to us, says Turkish consulate in the Netherlands.
L’ambassadeur allemand en Turquie convoqué pour une chanson satirique anti-Erdogan
Le procès pour «insulte», l’arme préférée du président Erdogan
Over 110,000 Dutch Turks vote in Turkish general election
Palais de la présidence de la République de Turquie
Pourquoi Merkel autorise Erdogan à poursuivre un humoriste allemand
Turkish hotline for Erdogan insults angers Dutch
Turquie: le chef de l’opposition poursuivi pour « insulte » au président Erdogan
Un comédien allemand risque la prison pour avoir traité Erdogan de pédophile et zoophile
Une journaliste néerlandaise brièvement arrêtée en Turquie pour des tweets critiques d’Erdogan

Parus depuis :
Crackdown in Turkey’s Kurdish south-east turns journalists into ‘terrorists’ (2016-05-03)
Le président turc poursuit le magazine français Le Point (2019-10-25)
Turquie : les juges qui ont acquitté l’opposant Osman Kavala à leur tour menacés de poursuites (2020-02-21)

Complément de lecture :
Erdoğan, le premier ministre turc, est une nuisance


Post-Scriptum : Le 29 juillet 2016, Erdoğan a soudainement annoncé l’abandon de toutes les poursuites judiciaires à ce sujet.

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Écrit par Jean-Pierre Martel


La Turquie et les réfugiés syriens : incohérences européennes

Publié le 9 février 2016 | Temps de lecture : 4 minutes

Carte de la Syrie
 
Le 3 février dernier, l’Union européenne adoptait un fonds d’aide de trois-milliards d’euros destiné aux réfugiés syriens en Turquie. Cette somme a été promise à la condition que la Turquie travaille à freiner la crise migratoire vers l’Europe.

À cette occasion, le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, a déclaré : « L’argent que nous mettons sur la table va directement bénéficier aux réfugiés syriens en Turquie. Il aidera notamment à améliorer leur accès à l’éducation et à la santé.»

Comme si les réfugiés quittaient la Turquie parce qu’ils ne sont pas satisfaits de l’éducation qu’y reçoivent leurs enfants…

Sur les 2,7 millions de Syriens que la Turquie a accueillis, seulement le huitième vit dans des camps de réfugiés installés le long de la frontière syrienne.

La grande majorité vit donc dispersée dans des villes turques.

Ils habitent des appartements souvent insalubres qu’ils partagent à plusieurs familles et qu’ils louent à la semaine. Les loyers sont augmentés arbitrairement d’une semaine à l’autre par les propriétaires turcs qui les exploitent.

Officiellement, ils sont interdits de travail. Dans les faits, environ 60% des familles syriennes en Turquie tirent des revenus du travail au noir. Ceux qui travaillent obtiennent une énumération insuffisante à combler leurs dépenses. Lorsque leurs économies atteignent un seuil critique, les réfugiés sont forcés à l’exil.

Dans ce contexte, confier à la Turquie la sous-traitance de la sécurité frontalière de l’Europe est un peu illusoire et on voit mal comment la Turquie pourra respecter ses engagements. Rusé, ce pays presse l’Europe de lui verser l’argent. Et pas fous, les commissaires européens attendent des résultats avant de payer.

Depuis novembre dernier, l’entrée en guerre de la Russie a bouleversé la situation dans l’ouest de la Syrie, le fief de Bachar el-Assad.

Comparable à du gruyère, ce fief était troué de poches aux mains de milices islamistes appuyées par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie.

Les bombardements russes ont permis, pour la première fois depuis des années, la reconquête d’une partie du territoire par l’armée gouvernementale.

Comme tout bombardement en zone urbaine, ceux de la Russie causent des pertes civiles et poussent à l’exil une partie de la population.

Des milliers de Syriens frappent donc aux portes de la Turquie. Si ce pays est très accueillant à l’égard des Turkmènes syriens (dont la Turquie a toujours rêvé d’annexer le territoire), elle l’est maintenant moins pour les autres minorités linguistiques de Syrie.

Face aux 30 000 réfugiés syriens bloqués à la frontière turque, des pays européens (dont l’Allemagne) ont pressé la Turquie pour qu’elle leur ouvre ses portes.

Cette intervention a irrité les dirigeants turcs.

« Vous demandez à la Turquie de contenir le flux de réfugiés vers vos pays et maintenant vous nous appelez à ouvrir grand notre frontière aux réfugiés. Vous nous prenez pour des idiots ? » s’est emporté lundi le vice-premier ministre, Yalçın Akdoğan.

M. Akdoğan a tout à fait raison.

Obliger ce pays à ouvrir ses frontières à tout réfugié syrien, c’est incohérent. Cela se justifie par les bons sentiments creux qu’affichent des politiciens européens soucieux de leur image publique.

Mais dans les faits, il n’y a pas d’issue à la crise migratoire sans paix.

Et si on veut laisser l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie soutenir la rébellion islamiste, il faut ériger des murs, des murs et encore des murs, ce qui signifie la fermeture des frontières.

Il est impossible pour la Turquie de respecter ses engagements à endiguer le flot migratoire sans cela.

Toute guerre est cruelle. Dans ce cas-ci, la fermeture des frontières est devenue un remède boiteux à un gâchis inqualifiable dans une partie du monde que nos gouvernements ont mis à feu et à sang sous de beaux grands principes.

Références :
Ankara et Berlin vont faire appel à l’OTAN
Crise migratoire : pas d’issue sans paix
Erdoğan, le premier ministre turc, est une nuisance
La Turquie redoute d’avoir jusqu’à 600 000 nouveaux réfugiés syriens
L’UE d’accord sur un fonds de 3 milliards pour la Turquie

Paru depuis :
Syrian refugees in Turkey are pawns in a geopolitical game (2016-02-15)
From war to sweatshop for Syria’s child refugees (2016-05-06)


Compléments de lecture :
L’ABC de la guerre syrienne (1re partie)
L’ABC de la guerre syrienne (2e partie)
L’ABC de la guerre syrienne (3e partie)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


Erdoğan, le premier ministre turc, est une nuisance

Publié le 26 novembre 2015 | Temps de lecture : 4 minutes

Mardi le 24 novembre 2015, un avion russe a été abattu par l’aviation turque. Cet avion avait survolé l’espace aérien turc pendant 17 secondes. C’est la première fois en près de cinquante ans qu’un pays membre de l’OTAN abat un avion russe.

Selon le quotidien britannique The Guardian, Recep Tayyip Erdoğan, le premier ministre turc, aurait lui-même donné l’ordre d’abattre cet avion.

Éjecté, un des deux pilotes a été tué dans sa descente par des rebelles en Syrie, ce qui prouve que l’avion russe a bien été abattu au-dessus du territoire syrien et non au-dessus du territoire turc.

En somme, la Turquie a prétexté un bref survol de son territoire pour poursuivre l’avion russe au-delà de ses frontières alors que ce pays voisin, la Syrie, n’a jamais demandé à la Turquie de défendre son espace aérien.

Carte de la Syrie
 
Le gouvernement légitime de la Syrie, c’est celui de Bachar el-Assad. Ce dernier a été réélu en 2014, à la suite d’un scrutin tout aussi critiquable que celui qui a dernièrement reporté au pouvoir Erdoğan en Turquie.

Devant l’Assemblée générale de l’ONU, le représentant de la Syrie est l’ambassadeur nommé par Bachar el-Assad.

Bref, en vertu du droit international, Bachar el-Assad est le chef de l’État syrien.

Depuis le début de la guerre en Syrie, l’aviation turque a survolé plusieurs fois le territoire syrien pour y effectuer des bombardements.

Est-ce que la Turquie en a reçu l’autorisation du gouvernement de Bachar el-Assad ? Non, puisque la Turquie est ennemi de ce régime.

La prochaine fois que des avions turcs violeront l’espace aérien syrien, la Russie aura donc le droit de les abattre à la demande du gouvernement légitime de la Syrie.

Poutine est très rancunier, c’est vrai, mais il n’est pas stupide.

Il sait que si des chasseurs-bombardiers russes partent abattre des avions turcs entés illégalement dans l’espace aérien syrien, les Russes pourraient tomber dans un guet-apens tendu par la coalition, dirigée par des pays de l’OTAN (hostile à la Russie).

Évidemment, un tel guet-apens placerait l’Humanité au bord d’une troisième guerre mondiale. Ni lui, ni l’Occident ne désirent courir un tel risque.

À partir de la base militaire russe établie sur la côte méditerranéenne de la Syrie, Poutine a donc décidé de déployer ses missiles antiaériens les plus sophistiqués. Dans les faits, ce sont des missiles de croisière spécialisés. Jamais ils ne ratent leur cible. Leur portée est de 400 km soit les deux-tiers de la Syrie.

Donc plutôt que de risquer d’envoyer des chasseurs-bombardiers, il se prépare à utiliser ces missiles contre les avions turcs qui violeront l’espace aérien syrien. Ce qui élimine tout risque de guet-apens… et de guerre mondiale.

Les membres de la coalition ne sont pas dupes. Ils voient bien que la Turquie, allié de l’État islamique, essaie de diviser l’Occident alors que nous sommes menacés par la barbarie.

Ils conseilleront donc à la Turquie de se tenir tranquille. Devenu clairement une nuisance, la Turquie est mise échec et mat par la Russie, au grand soulagement de tout le monde.

Références :
Avion abattu par la Turquie : riposte économique de Moscou
Avion russe abattu – Moscou dénonce une «provocation planifiée»
Les pilotes militaires turcs : un sens de l’honneur du niveau de celui de Daesh ?
Un avion russe est abattu par Ankara, provoquant une escalade des tensions
Washington «inquiet» du déploiement de missiles anti-aériens russes
Why did it take Turkey just 17 seconds to shoot down Russian jet?

Paru depuis :
Conflit en Syrie – La responsabilité de la Turquie (2015-12-07)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


Turquie vs Kurdes vs État islamique

Publié le 28 juillet 2015 | Temps de lecture : 9 minutes

Les Kurdes

Les Kurdes constituent un peuple d’origine iranienne d’environ quarante millions de personnes. Leur langue est dérivée du perse (proche de la langue iranienne moderne) : conséquemment, ce ne sont pas des Arabes.

Au fil des conflits armés dans cette partie du monde, ce peuple a migré dans différents pays. De nos jours, on compte des Kurdes principalement en Turquie (12 à 15 millions), en Iran (de 6 à 9 millions), en Irak (de 5 à 7 millions), en Syrie (2,8 millions) et en Allemagne (près d’un million).

Kurdistan
 
En dépit de cette dispersion, les communautés kurdes habitent principalement au Kurdistan — un territoire sans reconnaissance internationale — qui chevauche le sud-est de la Turquie, le nord-est de la Syrie, le nord-est de l’Irak et le nord-est de l’Iran (voir ci-dessus).

De tous les Musulmans sunnites de la région, les Kurdes sont ceux qui font une plus grande place aux femmes. Et parce que leur foi musulmane se distingue de l’orthodoxie rétrograde prêchée par l’Arabie saoudite, ils sont considérés comme des hérétiques qui méritent la mort par les fondamentalistes sunnites (dont fait partie les militants de l’État islamique).

L’État islamique

En mettant fin au régime autoritaire de Saddam Hussein en Irak et en suscitant la révolte contre celui de Bachar el-Assad en Syrie, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Turquie et les pétromonarchies du Golfe ont provoqué le chaos dans ces deux pays, ce qui a favorisé l’émergence de l’État islamique (ÉI).

Selon l’idéologie de l’ÉI, le chiisme — une branche de l’Islam qui regroupe 10 à 15% des Musulmans — est une innovation dogmatique équivalente à une hérésie. L’État islamique se propose donc d’exterminer les 200 millions de Chiites dans le monde ou d’obtenir leur conversion forcée au sunnisme.

En novembre 2014, le califat a fait connaître l’ordre de ses priorités; s’attaquer aux Chiites (iraniens et irakiens), puis l’Arabie saoudite et ses alliés régionaux, et enfin les croisés occidentaux.

Afin d’atteindre leur première cible — l’Iran — l’ÉI doit traverser le Kurdistan. En somme, il lui faut faire la guerre aux Kurdes, ce qui est le cas depuis l’émergence de l’ÉI.

Talonné par les bombardements occidentaux, l’ÉI piétine face aux combattants kurdes. Son incapacité à les vaincre révèle son importance militaire mineure, ce qui tranche avec l’emballement médiatique que sa barbarie provoque chez nous.

Même si les pétromonarchies du golfe sont menacées par l’ÉI, le fait qu’elles sont au deuxième rang des priorités de l’ÉI est rassurant puisqu’elles savent que jamais l’ÉI ne viendra à bout de l’Iran, un pays de 80 millions d’habitants. Donc jamais l’ÉI ne pourra passer à sa deuxième priorité à moins d’inverser leur ordre.

Pour les pays du Proche et du Moyen-Orient qui sont hostiles à l’Iran, ce qui compte, ce n’est pas la victoire impossible de l’ÉI sur l’Iran; c’est l’affaiblissement de l’Iran provoqué par un conflit armé avec les milices de l’ÉI.

La Turquie

En permettant que les livraisons d’armes à destination des rebelles syriens traversent son territoire, la Turquie (comme bien d’autres pays) a favorisé l’émergence de groupes radicaux comme l’ÉI.

Les miliciens de l’ÉI gravement blessés en Syrie sont transportés en Turquie pour y être soignés. Par contre, les combattants kurdes qui tentent la même chose doivent attendre des heures à la frontière turque avant qu’on leur permette d’entrer au pays quand ils ne sont pas décédés entretemps.

Depuis l’émergence de l’ÉI, la Turquie a été frappée par plusieurs attentats de l’ÉI.

Jusqu’à tout récemment, ces attentats étaient impunis. Si bien qu’une partie croissante de la population turque (kurde ou non) accusait le président Erdoğan d’être complice de l’ÉI.

Dans les faits, elle ferme les yeux sur la contrebande de pétrole brut provenant de l’ÉI. Ce pétrole bon marché permet à son économie d’être plus concurrentielle.

Pour son pétrole, l’ÉI obtient 10$ du baril, soit un prix considérablement plus bas que le prix international. Ce pétrole est la principale source de financement de l’ÉI.

L’inertie du gouvernement du président Erdoğan contre l’ÉI a eu d’importantes répercussions politiques dans son pays.

Aux élections législatives turques du mois dernier, le parti de M. Erdoğan a perdu sa majorité parlementaire, entre autres à cause des 80 députés élus par un parti prokurde.

Depuis moins de dix jours, une série d’événements dramatiques provoque un bouleversement de la vie politique turque.

Le 20 juillet 2015, un suspect commet un attentat-suicide dans la ville turque de Suruç, située près de la frontière syrienne. L’attentat — qui a fait 32 morts et une centaine de blessés — visait un centre culturel kurde qui recrutait des jeunes en vue d’aider à la reconstruction de la ville syrienne de Kobani, libérée de l’ÉI par des combattants kurdes.

Furieux de l’inaction de l’armée, le 22 juillet, les rebelles kurdes assassinent en Turquie deux policiers à Ceylanpinar alors que le lendemain, ils font exploser un véhicule militaire sur une route de Diyarbakir, tuant un ou deux soldats et en blessant trois ou quatre autres.

Le même jour, un garde-frontière turc stationné dans la ville turque d’Elbeyli était tué cette fois par des combattants de l’ÉI à partir du territoire syrien. Cet incident frontalier est officiellement le facteur déclenchant de l’Opération martyr-Yalçın, une série de bombardements aériens turcs visant deux cibles; l’ÉI en Syrie et les combattants kurdes en Irak.

Ces jours-ci, les 1 300 citoyens turcs arrêtés au cours de rafles policières comprennent au moins 1 040 militants kurdes dénonçant la connivence de la Turquie avec l’ÉI.

La volteface d’Erdoğan vise plusieurs objectifs. En déclarant une guerre qui englobe à la fois les milices Kurdes et ceux de l’ÉI, le président turc rend acceptables aux yeux occidentaux des bombardements qui, dans les faits, ont principalement pour cible des combattants kurdes qui luttent contre l’ÉI.

C’est donc à la fois un coup de semonce adressé aux combattants de l’ÉI en Syrie pour qu’ils cessent de s’en prendre aux forces de l’ordre en Turquie et au contraire, un coup de main à leurs collègues en Irak afin de favoriser leur progression vers l’Iran (progression financée par le pétrole de l’ÉI vendu à la Turquie).

Le 24 juillet, deux chasseurs F-16 ont bombardé l’ÉI en Syrie alors que vingt chasseurs-bombardiers — dix fois plus — partaient bombarder principalement les combattants kurdes en Irak. Le lendemain, 105 chasseurs F-16 attaquaient l’ÉI et surtout les combattants kurdes (tuant le commandant Murat Karayılan).

Il est évident que les rebelles kurdes qui ont assassiné des soldats et des policiers en Turquie ne sont pas les mêmes que ceux qui sont occupés à combattre l’ÉI en Irak. En bombardant ces derniers, la Turquie affaiblit les miliciens qui s’opposent à la progression de l’ÉI vers l’Iran. C’est donc une série de bombardements qui vont à l’opposé de ce que cherchent à faire les pays occidentaux depuis des mois, dont le Canada.

Mais pourquoi ces derniers approuvent-ils la Turquie ? Parce que leur but n’est pas d’éradiquer l’ÉI mais plutôt de prolonger l’insécurité au Moyen-Orient. Cela signifie favoriser les combattants kurdes par moment, d’autres fois leurs adversaires. La Turquie sert maintenant de balancier.

Les principaux pays qui ont accepté de bombarder l’ÉI sont des producteurs d’armement. Créer de l’insécurité afin d’inciter des pays à s’armer auprès d’eux, déstabiliser les gouvernements forts de la région qui s’approvisionnaient en Russie ou en Chine, souffler sur les tisons des rivalités interconfessionnelles, tout cela est excellent pour leur secteur militaro-industriel. De plus, cela permet de tester concrètement l’efficacité de leurs armes.

Les autres membres de la coalition contre l’ÉI comprennent le double langage de la Turquie : ils pratiquent eux-mêmes ce double langage auprès de leur propre population.

Comme dit le proverbe, qui se ressemble s’assemble.

Références :
Avec les Kurdes du PKK, dans les montagnes d’Irak
Derrière la riposte turque contre Daech et le PKK, le double jeu d’Ankara
Frappée par Daech, la Turquie riposte
‘Isis suicide bomber’ strikes Turkish border town as Syrian war spills over
Israël soigne des djihadistes d’Al-Qaïda blessés en Syrie
Kurdes
Operation Martyr Yalçın
La Turquie s’adresse au PKK : « C’est soit les armes, soit la démocratie »
Suruc massacre: At least 30 killed in Turkey border blast
Suspect identified in Turkish border town bombing
Turkey: 9 with Syrian ties arrested in car bombings
Turkey–ISIL conflict
Turkish jets hit Kurdish militants in Iraq and Isis targets in Syria
Turkish newspaper columnist fired over tweet critical of Erdoğan
Turkish nurse: ‘I’m sick of treating wounded ISIL militants’
Turquie: la double bataille d’Ankara
Turquie : un officier assassiné, le gazoduc irano-turc saboté

Parus depuis :
La Turquie ajuste le tir (2015-08-08)
La Turquie affirme avoir tué 771 membres du PKK en un mois (2015-08-21)
Raids aériens pour « casser la machine » État islamique (2015-11-18)
Moscou accuse Ankara d’armer les djihadistes (2016-04-02)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


La Turquie aux Mosaïcultures Internationales Montréal 2013

Publié le 26 août 2013 | Temps de lecture : 2 minutes
La mosaïque « La gitane de Zeugma »
La mosaïculture « La gitane de Zeugma »

La cité antique de Zeugma est située au sud de la Turquie, près de la frontière syrienne. Elle fut fondée vers 300 avant notre ère et fut abandonnée quatorze siècles plus tard.

En 1995, à l’occasion de fouilles archéologiques préparatoires à la construction d’un barrage, on a découvert de grandes maisons romaines décorées de peintures murales et de planchers recouverts de mosaïques.

Parmi ces trésors, on compte l’œuvre appelée « La gitane de Zeugma », aujourd’hui conservée au musée archéologique de Gaziantep (à 37 km de Zeugma).

Aux Mosaïcultures Internationales, la Turquie a choisie d’être représentée par une composition colorée créée à partir de 16 000 plantes qui reproduisent cette œuvre. Le Jardin botanique de Montréal a construit une passerelle surélevée afin d’en faciliter l’observation.

À mon avis, c’est la plus remarquable mosaïculture bidimensionnelle présentée cette année à Montréal.

Détails techniques de la photo du bas : Olympus OM-D e-m5, objectif Lumix 12-35mm F/2,8 — 1/200 sec. — F/5,0 — ISO 200 — 19 mm


Liste de tous les textes relatifs aux Mosaïcultures Internationales Montréal 2013

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Écrit par Jean-Pierre Martel