Les allergies alimentaires au restaurant : l’État devra agir

Publié le 7 août 2016 | Temps de lecture : 10 minutes

Le 29 mai 2016, vers 21h, Simon-Pierre Canuel est attablé au bistro Le Tapageur de Sherbrooke.

En donnant sa commande de tartare de bœuf à son serveur, il lui précise qu’il est extrêmement allergique aux fruits de mer et au saumon.

Environ quinze minutes plus tard, il reçoit son tartare. Mais à la première bouchée, il se rend compte qu’il s’agit d’un tartare de saumon et non de bœuf.

Cuit, la texture du bœuf est très différente de celle du saumon. Mais crues, leurs textures molles se ressemblent.

Alors que les papilles gustatives de la langue ne goutent que cinq saveurs de base (l’amertume, le sucré, le salé, l’acidité et l’umami), c’est après avoir avalé les sucs de la mastication ou une bouchée — lorsque les parfums remontent vers le nez — que le gout d’un mets se révèle véritablement.

Malheureusement, dès qu’on avale quoi que ce soit, il est déjà trop tard pour la personne qui est allergique.

La seringue d’Épipen® du client est demeurée dans sa voiture. En quelques instants, le gonflement interne de ses voies respiratoires (l’angiœdème) apparait : il est incapable de parler distinctement.

Le client est accompagné d’un médecin. Pendant que celui-ci se hâte d’appeler les services d’urgence, M. Canuel est incapable de respirer et s’affaisse au sol. Un autre médecin, présent lui aussi, lui fait le bouche-à-bouche.

Transporté d’urgence aux soins intensifs de l’hôpital, M. Canuel y fait un arrêt cardiaque le lendemain et tombe dans un coma qui durera deux jours. Il quitte l’hôpital moins d’une semaine plus tard.

Cette affaire a refait surface mercredi dernier, alors que le serveur de 22 ans a été arrêté et accusé de négligence criminelle.

Le procès qui s’en suivra nous dira si le serveur a bien transmis l’information aux cuisines, si le chef en a tenu compte et si le serveur a procédé à l’examen visuel du plat en cuisine avant le l’apporter en salle (où la lumière était tamisée ce soir-là).

Dans tous les cas, le restaurateur est civilement responsable de ses employés. Selon la jurisprudence canadienne, il en est exonéré seulement s’il peut prouver que ses employés l’ont fait exprès pour lui nuire.

La nouvelle de l’arrestation du serveur a suscité une controverse sur les médias sociaux.

Pour certaines personnes, le client porte une lourde responsabilité dans cette affaire pour avoir oublié sa seringue d’Épipen® dans sa voiture.

S’il est vrai qu’une personne gravement allergique devrait toujours transporter sur lui sa seringue d’Épipen®, on doit savoir que la durée d’action de l’épinéphrine est relativement courte alors que les symptômes d’allergie durent beaucoup plus longtemps.

Voilà pourquoi l’épinéphrine administrée par les ambulanciers n’a pas empêché cette personne d’avoir un arrêt cardiaque le lendemain et d’être dans le coma pendant deux jours, et ce malgré le fait qu’il se trouvait aux soins intensifs.

En réalité, s’il a frôlé la mort, c’est fondamentalement parce ce qu’on s’est trompé de tartare au restaurant. Sans cette erreur, rien ne serait arrivé.

De plus, on ne peut qu’être étonné de la réaction de l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ). Celle-ci suggère à ses cinq-mille membres de refuser de servir les personnes allergiques ou, à défaut, de leur faire signer une décharge de responsabilité.

En somme, au nom de ses membres, cette association réclame le droit à l’irresponsabilité civile, ce qui signifie le droit de compromettre impunément la vie des gens.

Dans un monde idéal, les particuliers et les entreprises devraient être capables d’autodiscipline. Dans le vrai monde, il est souvent illusoire de s’y fier.

Au XIXe siècle, l’État a imposé aux minières des mesures d’échappement des gaz explosifs afin de prévenir les coups de grisou. Parce qu’elles n’ont pas su le faire de leur propre chef.

Au Québec, après une multitude d’incendies, n’importe quel établissement est maintenant obligé d’avoir sur place un extincteur chimique et des gicleurs automatiques.

À Lac-Mégantic, la confiance aveugle du fédéral à l’égard de l’autodiscipline des transporteurs ferroviaires a eu les conséquences catastrophiques qu’on sait.

Et finalement, à Sherbrooke, l’incident dont il est question a provoqué la réaction décevante de l’ARP. Conséquemment, l’État devra agir puisque les restaurateurs sont, de toute évidence, incapables de s’imposer d’eux-mêmes des normes minimales de sécurité.

Voilà pourquoi je suggère l’imposition des mesures préventives suivantes au milieu de la restauration québécoise :
• la formation obligatoire du personnel aux dangers des réactions allergiques et l’enseignement des méthodes de réanimation cardiovasculaire
• la double vérification des mets apportés aux clients allergiques
• la disponibilité d’une seringue d’Épipen® dans chacun des restaurants du Québec, et la vérification régulière de sa date d’échéance (les dates de péremption ne sont jamais très éloignées).

Défibrillateur du Musée Victor-Hugo de Paris

Au Musée Victor-Hugo de la Place des Vosges à Paris, on possède un défibrillateur. Cet appareil sert dans certains cas d’accidents vasculaires cérébraux. Chacun des musées appartenant à la ville de Paris doit en posséder un.

Dans ce musée, il est non seulement facilement accessible au personnel, mais il est placé bien à la vue du public. Comme pour rassurer les visiteurs en leur disant : « Voyez comme votre vie est importante pour nous.»

Puisse cet exemple être utile aux restaurateurs du Québec.

Références :
Allergique, il frôle la mort après une seule bouchée au resto: un serveur arrêté
Association des restaurants du Québec
Interdire de servir les clients allergiques serait illégal, selon des experts
Le pourboire au restaurant
Restauration: les allergiques bientôt persona non grata?
Umami


Post scriptum : Ce texte a paru dans l’édition du 11 aout 2016 du quotidien Le Devoir, à la suite de quoi les commentaires suivants ont été publiés dans l’édition électronique de ce quotidien.

Peut-être… par Marc Davignon

Ne pas aller au restaurant, soit faire preuve de jugement de la part des gens avec des allergies? Dans ce cas-là, l’idéologie néo-libérale s’applique : le gouvernement ne doit pas s’ingérer dans les affaires privées; il faut déréglementer les marchés!

Comme demander au gouvernement de réguler le sel qui sort de la salière quand vous avez un problème de haute pression!

D’aberration en aberration.

Pas encore des règlements !!!! par François Cossette

ENCORE, un accident où un incident ne devrait jamais être une raison pour faire suer toute une population avec de nouveaux règlements. C’est triste mais le risque zéro n’existe nulle part et pour personne.

Il y en a déjà trop des règlements et la majorité ne sont pas appliqués ou pas respectés. Les règlements ça ne fait que créer des sociétés délinquantes.

Réplique de Sylvain Auclair

S’il y a tant de règlements, c’est peut-être parce que les gens se foutent un peu trop de leurs semblables?

Je suis certain que les Méganticois auraient aimé que les sociétés de chemin de fer soient davantage règlementées…

Acouphène par Hugues Savard

Alors je vais poursuivre les travaux publics pour usage intempestif du marteau-piqueur et aussi poursuivre l’endroit où ils ont mis la musique trop fort l’autre jour: je fais de l’acouphène… Je trouverai certainement un avocat pour s’y intéresser: il y a une piastre à faire.

Utopie ? Cauchemar, oui! par Jean-François Trottier

Un seul point reçoit mon assentiment. Il devait y avoir de l’Épipen disponible dans tous les lieux publics fréquentés.

Mais dans un restaurant, surtout l’un de ceux au bout d’une route pittoresque où l’on jouit de solitude ?

Au restaurant d’y voir, pas au gouvernement. Soyez sûr que les meilleurs l’ont déjà fait, et l’affichent maintenant sur leur menu… si les lois leur permettent.

Je suis moi-même un régime de vie que je pourrais caricaturer ainsi: si c’est bon pour la santé, je n’ai pas le droit d’en manger!!

Je sais, c’est complètement idiot, mais je n’ai droit à aucune légumineuse (donc pas au tofu), ni noix, ni le moindre petit avocat!! Par contre, pas le moindre mot contre la viande rouge ou contre le sucre!!!!

Je ne demande à aucun restaurant de respecter mon régime.

L’accident dont vous vous servez est un contre-exemple parfait de ce que vous prétendez.

Si l’on part du principe, reconnu par les meilleurs nutritionnistes, que le plaisir est partie inhérente de l’assimilation de nourriture, (j’y arrive malgré tout), alors la réglementation tendra à rendre nos restaurants aussi intéressants qu’une boîte de céréale, surtout le carré « nutritionnel »… que je lis religieusement évidemment.

Les restaurants ne sont pas un service public. Je sais où je souhaite que le gouvernement dépense, et ce n’est pas là.

Tout à fait d’accord de Monique Bisson

Merci M. Martel d’exposer les faits de manière claire, précise et non-équivoque quand à une situation qu’on souhaite ne jamais vivre lorsque que nous souffrons d’allergies graves. Bien sûr, la responsabilisation se doit d’être partagée, mais la suggestion de l’Association des restaurateurs du Québec à ses cinq mille membres dépasse l’entendement et la responsabilité civile. Puissiez-vous être entendu, M. Martel, parce que vos mesures préventives ne sont que l’aboutissement logique de connaissances développées au fil des recherches scientifiques pour protéger la vie de personnes allergiques, petites ou grandes personnes.

Pas responsable de Sylvie Lapointe

Ce qu’il nous faut surtout constater maintenant, c’est que le fournisseur de biens et/ou services se veut absolument non responsable de quoi que ce soit découlant de ses biens et/ou services. C’est le client le problème, pas le fournisseur. Je ne suis pas certaine d’être d’accord avec cette théorie de non-responsabilité ou d’irresponsabilité (au choix).

Réplique de Lise Bélanger

Je suis bien d’accord avec vous. Le client a bien mentionné son allergie au serveur. Il a agit avec prudence et devait s’attendre à ce que son état soit pris en considération. Moindre des choses, il me semble. La faute est soit au serveur ou cuisinier etc. qui n’a pas respecté l’état d’allergie bien exprimé par le client.

Le restaurateur doit respecter les états de santé du client lorsque ceux-ci lui sont bien exprimés. Un point, c’est tout. Simple responsabilité civile.

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Écrit par Jean-Pierre Martel