La Charte de la laïcité : un mauvais départ

Publié le 28 août 2013 | Temps de lecture : 9 minutes

Introduction

Conformément à sa promesse électorale du 14 août 2012, le gouvernement Marois présentera le mois prochain un projet de Charte de la laïcité québécoise.

Grâce à une fuite rapportée par le Journal de Québec le 20 août dernier, et grâce à une confirmation de la bouche de la Première ministre 5 jours plus tard, on sait que le projet péquiste consistera, entre autres, à bannir le port de signes religieux ostentatoires chez tous les employés de l’État, y compris dans les hôpitaux, les écoles et les garderies.

Ici, le qualificatif « ostentatoire » est extrêmement important. Il concerne l’étalage jugé excessif d’une appartenance religieuse. Concrètement, cela permet de cibler le voile islamique sans interdire les pendentifs et broches en forme de crucifix, plus discrets.

Religion et tenue vestimentaire

Le Christianisme, tel qu’il se pratique de nos jours, ne comporte aucune exigence vestimentaire sauf pour les membres du clergé. Ce n’est pas le cas pour d’autres religions.

L’Islam, notamment, exige la modestie vestimentaire de ses croyants. La très grande variabilité de ce qui est considéré comme modeste fait en sorte que certaines Musulmanes s’habillent comme n’importe quelle autre femme occidentale alors que d’autres peuvent se distinguer facilement à leur tenue vestimentaire. Ces dernières sont donc visées par l’interdiction des signes ostentatoires d’appartenance religieuse.

L’intégration des minorités

Certains organismes publics ont accompli des efforts remarquables pour que leur personnel reflète la diversité culturelle du Québec (par exemple, la Société de transports de Montréal).

Ce n’est pas le cas de la fonction publique québécoise, qui est encore très blanche, très francophone et très « Québécois-pure-laine ». Plusieurs facteurs expliquent cela, dont l’éloignement de la Vieille capitale des minorités culturelles (qui habitent surtout Montréal).

Ce n’est pas en érigeant de nouveaux obstacles qu’on va améliorer l’intégration de ces minorités. Refuser l’embauche des femmes portant le voile islamique ne fait que contribuer à les confiner à la sphère domestique. Et les obliger à choisir entre ce qu’elles croient être la Volonté de Dieu et celle des hommes, s’apparente à de la persécution religieuse.

La neutralité religieuse de l’État assurée par ses serviteurs

Selon le projet de Charte préparé par le gouvernement actuel, le principe de la laïcité de l’État exigerait qu’on ne puisse pas deviner l’appartenance religieuse de ses représentants. Toutefois, on ne toucherait pas aux signes religieux qui décorent les immeubles publics puisqu’ils auraient, parait-il, une valeur patrimoniale.

La Coalition Avenir Québec, quant à elle, considère même que la prière récitée au début des assemblées municipales fait partie du « patrimoine oral » (comme les vieilles légendes de nos ancêtres, j’imagine).

En somme, la neutralité religieuse de l’État serait assurée par l’interdiction des signes religieux ostentatoires chez ses employés même si les murs et les babillards de nos écoles et de nos hôpitaux devaient être placardés de crucifix et d’images « patrimoniales » du Sacré-Cœur et de la Sainte Vierge.

À mon avis, cela est aussi absurde que de vouloir établir la neutralité raciale de l’État en exigeant que tous les employés Noirs se départissent de la pigmentation jugée ostentatoire de leur peau, tout en laissant sur les murs de vieilles images (donc patrimoniales) du Ku Klux Klan.

Pour les lecteurs susceptibles, précisons immédiatement que cette comparaison ne vise pas à faire un rapprochement entre les religions et les mouvements d’extrême droite, mais plutôt à souligner l’absurdité de la démarche gouvernementale.

La neutralité religieuse de l’État assurée par lui-même

La neutralité de l’État peut s’affirmer d’une autre manière, soit en laissant la liberté de chacun de vivre sa religion comme il l’entend, du moment que cela ne porte pas atteinte aux droits des autres de vivre selon leurs principes à eux. C’est donc une autre forme de neutralité : en n’intervenant pas.

En d’autres mots, cette neutralité, c’est l’indifférence totale des institutions publiques face aux croyances religieuses du citoyen. Ce dernier n’aurait donc pas à renier sa foi (ni aux manifestations extérieures de celle-ci) avant de donner ou de recevoir un service public.

Le principe qui doit nous guider, c’est « vivre et laisser vivre ». Si quelqu’un est coiffé d’un turban ou d’une calotte juive, cela ne me regarde pas. Tant que cette personne n’exige pas que moi aussi, je porte sa coiffure, je ne vois pas où est le problème.

Cela signifie donc que les employés de l’État reflèteraient la diversité de la Nation; plusieurs pigmentations de la peau, des sexes différents, des croyances religieuses diverses, des tenues vestimentaires variées, des colorations capillaires semblables à ce qu’on voit dans la rue, et des accents linguistiques qui reflètent mon pays. Voilà comment l’État peut être neutre sans imposer par la force de la loi une homogénéité artificielle.

Une Charte de la neutralité religieuse de l’État

J’inviterais le gouvernement à présenter non pas une Charte de la laïcité de l’État, mais plutôt une Charte de la neutralité religieuse de l’État, ce qui est complètement différent.

Cette charte serait une réponse aux préoccupations actuelles de la population et un guide pour tous ceux qui ont à répondre aux demandes d’accommodements en faveur de ceux dont l’exercice religieux comporte des exigences particulières.

Elle serait basée sur deux principes fondamentaux; la neutralité religieuse de l’État et le respect de la liberté de religion du citoyen.

Cette charte aurait deux domaines d’application : l’administration publique (le gouvernement québécois et les municipalités) et les services publics (hôpitaux, écoles et garderies).

L’administration publique

Tout signe religieux amovible devra disparaitre des immeubles appartenant au gouvernement provincial, aux sociétés d’État et aux municipalités. Toutefois, le gouvernement se doterait d’un pouvoir discrétionnaire quant à la mise en œuvre de ce principe dans certains cas particuliers.

De l’inauguration de l’édifice du Parlement en 1886 jusqu’en 1936, les parlementaires se sont succédés pendant un demi-siècle sans qu’il y ait de crucifix à l’Assemblée nationale du Québec. À mon avis, respecter la volonté originelle des bâtisseurs de l’édifice du Parlement m’apparait plus « patrimonial » que de perpétuer une manœuvre électoraliste du Premier ministre Maurice Duplessis en 1936.

Même si, à ma grande surprise, la Cour suprême du Canada devait confirmer la décision rendue par la Cour supérieure du Québec (déclarant légale la prière à l’ouverture des séances des Conseils municipaux), je pense que ces rituels sacrilèges au cours desquels on invoque Dieu avant de piller le trésor public et de s’en mettre plein les poches, ont assez duré.

Les établissements de santé

Dans la mesure où cela est compatible avec l’hygiène, les malades hospitalisés peuvent ajouter à la décoration de leur chambre, tous les symboles religieux qu’ils souhaitent au cours de leur séjour. Ces symboles doivent disparaitre à leur départ. De plus, ces patients devront payer des frais lorsque l’enlèvement de ces symboles occasionne des déboursés pour l’établissement.

Il sera interdit au personnel hospitalier d’ajouter des symboles religieux à l’uniforme qui leur est fourni par leur employeur. Toutefois, si leurs convictions exigent qu’ils portent une coiffe ou un voile, cela devrait leur être permis dans la mesure où cela est compatible avec les règles d’hygiène ou d’asepsie.

Les écoles et les garderies

À moins d’avoir obtenu un statut confessionnel, tout signe religieux amovible devra disparaitre des lieux où se trouvent des écoles et des garderies.

Toutefois, le personnel et les élèves sont libres d’afficher leur foi, s’ils le désirent, sans toutefois chercher à endoctriner les autres.

Conclusion

Tous les jugements finaux prononcés à ce jour par les tribunaux canadiens vont dans la même direction : celle de permettre, dans la mesure du possible et du raisonnable, de faire exception aux règles habituelles lorsque cela permet aux citoyens de répondre à leurs exigences religieuses. C’est ce qu’on appelle les accommodements raisonnables.

Pour un gouvernement, avoir du leadership, c’est de préparer son peuple à faire face à l’avenir. Le gouvernement Marois rendrait un mauvais service à tous ceux qui se fient sur lui, s’il devait suggérer une voie contraire à la jurisprudence actuelle en matière de droits religieux.

Voilà pourquoi sa Charte de la laïcité — quel que soit le nom qu’on lui donnera — devra plutôt être une Charte de la neutralité religieuse de l’État respectant le droit de religion de ses citoyens.

Références :
Interdiction des signes religieux: Québec fonce malgré les critiques
La CAQ propose une charte de la laïcité
La campagne électorale au Québec : le mardi 14 août 2012
La laïcité inclusive est une valeur québécoise
La future charte des « valeurs québécoises » attendue de pied ferme
L’automne des grandes chicanes
Le crucifix de l’Assemblée nationale
Lettre – Les droits de chacun
Lettre – Un ballon qui ne mérite pas de décoller
L’interdiction des symboles religieux serait une erreur, selon Charles Taylor
Pauline Marois prédit que la charte des valeurs fera consensus au Québec

Parus depuis :
Il faut refuser l’instrumentalisation de la laïcité (2013-08-30)
Charte des valeurs québécoises – Un mauvais projet pour le Québec (2013-09-10)
«C’est une Charte contre les femmes» (2013-09-11)
Charte des valeurs – Quel impact sur les femmes? (2013-09-15)
Charte: l’AQESSS ne veut pas y être assujettie (2013-10-01)
Jean Dorion, l’anti-Djemila Benhabib (2013-10-02)
Consignes de vote anti-charte: le Conseil musulman de Montréal est-il allé trop loin? (2014-03-15)
Ramener Dieu à bon port (2015-01-10)
VLB, le béret, le voile et la thèse de Sandel (2015-05-16)
Les mystères des crucifix de l’Assemblée nationale (2018-10-22)

Complément de lecture :
Les incidents haineux au Canada

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Écrit par Jean-Pierre Martel