Le mirage du néo-libéralisme
L’Islande (littéralement : la Terre de glace) est un pays de 313 000 habitants, urbanisé à 93%. Presque toute la population descend d’envahisseurs norvégiens ou celtes (plus précisément écossais ou irlandais). Le pays est essentiellement une île rocailleuse dont seulement 0,07% est propice à l’agriculture. Il est gouverné par le plus ancien parlement d’Europe, remontant à l’an 930.
Depuis toujours, les Islandais sont un peuple de pêcheurs. Mais avec la dérèglementation des marchés financiers, des entrepreneurs de ce pays se sont découvert une vocation de banquier.
Audacieux comme leurs ancêtres vikings, les banquiers islandais écrémaient les épargnes étrangères à l’aide de réclames télévisées, diffusées au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, qui promettaient des rendements plus élevés qu’ailleurs. Et il suffisait d’une simple connexion internet pour profiter de tous les avantages dont jouissaient déjà les Islandais eux-mêmes, grâce à des succursales d’Icesave installées dans ces deux pays.
Au cours des années 2000, l’argent affluait par milliards en Islande. Comme Cendrillon touchée par la baguette magique du néo-libéralisme, les Islandais jouissaient dès 2006, du revenu par habitant le plus élevé au monde, soit 42 768 euros, et un taux de chômage de 2,9%.
En 2007, le pays possède une dette souveraine d’à peine 28,3% du Produit intérieur brut (PIB) — une des plus faibles d’Europe — épongée cette année-là du sixième, d’un seul coup, par un excédent budgétaire équivalent à 5,5% du PIB.
Et dans le fleuron national constitué des banques privées du pays, tous — du PDG à la caissière — profitent de cette manne inespérée. Mais pour cela, il faut des rendements élevés. Un généreux système de bonus incite les courtiers à prendre des risques inouïs. Or les rendements les plus élevés sont ceux que rapportent des produits financiers mystérieux constitués d’actifs adossés à ces créances douteuses (le « papier commercial »).
Conséquemment, on en achète à tour de bras, sans trop savoir de quoi il s’agit. Peu importe; ces titres sont recommandés par les agences de notation. À la fin de 2007, les actifs consolidés des banques représentent 880% du PIB islandais. Quelques mois plus tard, quand la spéculation dont le papier commercial faisait l’objet cesse brutalement, sa valeur s’effondre. Lorsque la poussière retombe, les banques ont encore quelques actifs sains mais globalement, elles ne valent plus rien.
Répondant à l’appel désespéré de son secteur financier, le gouvernement islandais commet une grave imprudence. Plutôt que de se porter uniquement garant des épargnes de ses propres citoyens, il nationalise les banques privées et conséquemment, avalise les dettes colossales contractées par leurs succursales auprès d’épargnants étrangers (auxquels elles doivent l’équivalent de sept fois le PIB de l’Islande).
Du coup, le pays est au bord de la faillite. Plombée par cette dette soudaine, la monnaie nationale perd la moitié de sa valeur face à l’euro entre janvier et octobre 2008, ce qui aggrave d’autant les obligations nationales à l’égard des épargnants européens.
Pendant ce temps en Angleterre…
Des petits épargnants, des organisations, et des municipalités ont déposé des milliards de livres sterling dans les succursales anglaises des banques islandaises, maintenant nationalisées.
Toutefois, le 7 octobre 2008, les clients anglais d’Icesave (la filiale électronique d’une banque islandaise) constatent qu’ils ne peuvent plus retirer de fonds. Ce jour-là, les marchés financiers s’affolent. On presse le gouvernement britannique d’agir.
Le soir même, le chancelier de l’Échiquier anglais appelle le ministre des Finances islandais. Au cours de cet entretien capital, ce dernier refuse de garantir que les clients anglais seront remboursés, préférant donner la priorité aux déposants islandais.
Conscient de la difficulté pour les citoyens d’un pays de poursuivre un gouvernement étranger, Londres décide d’intervenir.
Le lendemain, le gouvernement britannique décide de placer l’Islande sur sa liste des pays terroristes afin de se doter des moyens légaux de bloquer les avoirs de la branche britannique d’Icesave.
Et pour parer à tout mouvement de panique, les gouvernements britannique et néerlandais se hâtent de rembourser les clients d’Icesave par le biais de leur propre fonds de garantie des dépôts. Ils se retournent ensuite vers le gouvernement islandais afin que celui-ci les rembourse.
En décembre 2009, le couteau sur la gorge, le gouvernement islandais capitule et signe une entente de remboursement (étalée sur quatorze ans) avec Londres et Amsterdam.
La révolution des casseroles
Depuis que leur pays a été mis sur la liste des pays terroristes, les Islandais sont insultés. Chaque samedi depuis la fin de 2008, des manifestations ont lieu devant le Parlement.
Depuis des semaines, une pétition circule réclamant la tenue d’un référendum au sujet du remboursement des épargnants étrangers. Finalement, la pétition recueille les signatures de 23% des citoyens en âge de voter. Le 5 janvier 2010, le Président du pays — en Islande, il est l’équivalent au Gouverneur général au Canada — refuse de parapher l’entente intervenue tant et aussi longtemps qu’elle n’aura pas été acceptée par le référendum.
Les 20 et 21 janvier 2010, les manifestations atteignent leur paroxysme. Les membres du gouvernement sont hués et des groupes d’étudiants parviennent à franchir les lignes de police.
Les pierres volent tandis que les manifestants clament leur colère en frappant sur des récipients de cuisine. La nuit, des feux de joie sont allumés au beau milieu de la rue. Le gouvernement rend les manifestants responsables des incidents violents et les accuse d’aggraver l’insécurité économique de pays.
Le 6 mars 2010, par référendum, l’entente est rejetée par 93% des voteurs.
Ce qu’on baptise rapidement « la révolution des casseroles » force la démission du gouvernement et la prise du pouvoir par une coalition de gauche. Conformément à sa promesse électorale, celle-ci met en place une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution.
Mille citoyens ont été tirés au sort, parmi lesquels 522 ont accepté d’être candidats et dont, finalement, 25 sont élus pour former l’assemblée constituante.
Entretemps, le Royaume-Unis et les Pays-Bas entreprennent de nouvelles négociations qui aboutissent à une deuxième entente le 16 février 2011. En dépit de l’appui unanime des partis politiques islandais, cette nouvelle entente est rejetée par un deuxième référendum, tenu le 9 avril suivant.
Fin du conflit
Le procès intenté par le Royaume-Uni et les Pays-Bas devant les instances judiciaires européennes a connu son aboutissement hier par une victoire éclatante de l’Islande.
L’Association européenne de libre-échange (un tribunal administratif européen) a estimé que ce sont les gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas qui doivent payer pour les conséquences de la faillite des succursales bancaires installées sur leur territoire.
En somme, si le gouvernement britannique a choisi de dérèglementer son système financier et de fermer les yeux sur ses abus, c’est à lui d’en payer le prix.
Quant aux Islandais, ils sont donc récompensés pour leur audace et pour avoir établi des mécanismes qui leur permettent de renverser les décisions des gouvernements faibles qui successivement ont trahi leurs intérêts.
Et toute cette histoire, c’est celle de pays riches qui ont tenté de punir un pays vulnérable pour avoir cru naïvement au mirage du néo-libéralisme — un mirage que ces gouvernements ont eux-mêmes suscité — et qui échouent dans leur entreprise d’asservissement. Comme quoi les histoires ont parfois une belle fin.
Références :
Après le rejet de l’accord Icesave, les Islandais s’interrogent sur leur audace
Assemblée constituante islandaise de 2011
Crise financière de 2008 en Islande
Économie de l’Islande
Iceland Wins Major Case Over Failed Bank
Icesave
Icesave dispute
Islande, une crise démocratique bien silencieuse
L’AELE donne raison à l’Islande face aux épargnants étrangers
Papier commercial adossé à des actifs non bancaire
Parus depuis :
Merde aux banquiers! (2013-02-04)
En Islande, les banquiers voyous ont leur prison (2016-12-02)