Embourgeoisement des villes : l’échec des utopies

Publié le 20 novembre 2017 | Temps de lecture : 6 minutes

Rares sont les villes qui se développent uniformément. Les périodes de gloire et de déclin laissent successivement leurs marques. Les unes par le foisonnement de leurs témoignages : les autres, par leur rareté.

Et ces couches historiques inégales, amputées par quelques catastrophes que sont les guerres et les incendies, forgent habituellement la personnalité architecturale des villes.

Montréal n’échappe pas à cette règle.

Contrairement à Paris — où le remodelage urbain sous la férule de l’État a joué un rôle important — c’est l’étalage urbain qui fut la principale caractéristique du développement de la métropole.

Secondairement, plus que les incendies, ce sont des intérêts privés qui refaçonnent le bâti montréalais et sont donc responsables de la rénovation urbaine.

Lorsque les ‘riches’ s’achètent un condo, ils abandonnent leurs logements antérieurs qui devient alors disponibles à d’autres. Ces derniers libèrent les leurs. Et dans ce jeu de chaises musicales, en fin de compte, des logements deviennent disponibles pour des gens à faible revenu. Voilà comment Montréal se développe et vit depuis des décennies.

De nos jours, Hochelaga-Maisonneuve est précisément le résultat de ce jeu de chaises musicales; par exemple, les logements cossus construits autrefois pour héberger les ingénieurs anglais de la Vickers et les employés syndiqués du constructeur naval sont aujourd’hui habités par des gens moins fortunés qu’eux.

Toutefois l’excellent documentaire Quartiers sous tension de Carole Laganière permet de comprendre ce qui a provoqué la naissance d’un mouvement d’hostilité à l’égard de l’embourgeoisement de ce quartier.

Personne n’a d’objection à ce qu’une famille de jeunes professionnels aménage dans un logement laissé vacant par une personne décédée ou par un locataire qui a trouvé un logement qui lui convient mieux ailleurs.

Malheureusement, la législation adoptée par les gouvernements du Parti québécois afin de donner plus de pouvoir aux locataires a été érodée par de nouvelles tactiques qui permettent de contourner leurs droits.

De nos jours, pour 135$, un propriétaire n’a qu’à se procurer un permis municipal pour agrandissement ou subdivision. Ce document lui donne automatiquement le droit de mettre à la rue ses locataires, sans avoir même à donner suite à ce permis.

En d’autres mots, jamais la Régie du logement ne demandera à voir des contrats signés auprès d’entrepreneurs pour juger du sérieux de l’intention à rénover ou agrandir. Comme preuve, le permis suffit.

Des locataires qui ont vécu des décennies au même endroit sont donc sommés d’abandonner leur logement en quelques semaines.

Ceux qui ont le droit d’y rester — les locataires âgés de 70 ans ou plus — sont harcelés par des coupures intempestives d’eau, d’électricité ou de chauffage jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils quittent les lieux.

Or l’accessibilité économique à la Justice fait défaut depuis que le système judiciaire tout entier a été pris en otage par une caste juridique qui l’a transformé en machine à sous pour servir ses propres intérêts.

Le résultat est que le peuple est à la merci de la rapacité de certains entrepreneurs. Voilà le problème.

Ce qui m’a stupéfait à l’écoute du documentaire dont j’ai parlé plus tôt, c’est la naïveté des anarchistes qui luttent contre l’embourgeoisement du quartier.

Comme moyen de s’y opposer, ces derniers ont choisi de s’attaquer à des petits marchands, perçus comme des « collaborateurs de la gentrification ».

Aucune banque au monde ne finance l’ouverture d’un commerce si la demande de prêt ne s’appuie pas sur une étude de marché. En d’autres mots, il faut d’abord l’établissement de bourgeois pour qu’on vienne ensuite offrir des biens et des services qui leur sont destinés.

Il y a deux solutions à ce problème; des changements législatifs afin d’éviter les abus et une politique de construction de logements sociaux.

Or ni l’une ni l’autre de ces mesures ne sont envisageables tant que nous serons gouvernés par des partis de droite. Or c’est le cas au fédéral, au provincial et au municipal (jusqu’à récemment) depuis presque deux décennies.

Le dernier grand projet municipal de construction de logements sociaux date du Plan Dozois (1957-1961).

Ceux qui luttent contre l’embourgeoisement de mon quartier se refusent à considérer l’action politique. Ils font partie d’une génération qui s’imagine que tous les politiciens sont interchangeables parce que c’est tout ce qu’ils ont connu depuis vingt ans.

Pour eux, seul compte l’action directe. Or leurs méfaits ne sont que des faits divers qu’on oublie le lendemain. La leçon est déjà évidente; le terrorisme utopique est voué à l’échec.

Il ne leur vient pas à l’esprit que les partis politiques sont des coquilles vides que chacun d’entre nous peut envahir et façonner à sa manière.

Lutter contre l’embourgeoisement d’un quartier est l’équivalent de lutter contre le vent. Veut-on réellement qu’Hochelaga-Maisonneuve devienne un ghetto de pauvres ? Ou veut-on qu’il redevienne un repère de drogués et de prostituées ?

Ce qui est important, c’est de lutter contre les abus de l’embourgeoisement. Cela est faisable. Il suffit de prendre les bons moyens. Ce qui veut dire, cesser d’élire des gouvernements de droite et façonner à notre manière les partis centristes ou de gauche.

C’est un peu plus long que de casser les vitrines d’un commerce, mais quand on ne veut pas simplement se défouler contre la propriété d’autrui, on prend les vrais moyens.

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Écrit par Jean-Pierre Martel