La leçon d’Expo67

Publié le 22 septembre 2017 | Temps de lecture : 8 minutes

Une fois par semaine, j’avais pris l’habitude de passer la journée à l’Expo67.

Pour ce faire, je prenais l’autobus tôt le matin et je revenais le soir à Joliette par le dernier autobus. Quelques fois, l’ayant raté, je faisais de l’autostop et rentrais à la maison un peu avant minuit.

À part ce souvenir pris dans la cabine photographique Expo Service E, je n’ai conservé aucune photo de mes visites à l’expo.

Si la photographie argentique (c’est-à-dire sur film) n’avait pas été si dispendieuse, j’aurais probablement tout photographié tant mon émerveillement était grand.

Aux pavillons de la Russie et de la Tchécoslovaquie, la file d’attente était tellement longue qu’à chaque tentative, je remettais la visite à la prochaine fois dans l’espoir que l’achalandage y diminuerait avec le temps. En vain. Si bien que ce furent les deux seuls pavillons que je n’ai pas vus.

Dans tous les autres, j’ai vu tous les films (parfois à plus d’une reprise) et entendu tous les enregistrements. Il n’y a pas une seule ligne de texte en français que je n’ai pas lue.

Au papillon de la France, à toutes les dix minutes, on faisait jouer une œuvre de Xenakis, un compositeur de musique atonale qui me tombait sur les nerfs. J’en sortais exaspéré. C’était comme si on voulait éviter que les gens s’éternisent à visiter les lieux.

Aller à l’expo, c’était comme visiter le monde sans décalage horaire, sans transporter de lourds bagages, sans attente dans des aéroports et sans se fatiguer.

Au Québec, l’Expo67 changea radicalement les mentalités. Lointains et étranges, les autres pays devenaient soudainement familiers, beaux et amicaux.

Ce fut la plus grande exposition universelle tenue jusqu’à ce moment-là.

Elle fut l’œuvre de quelques Canadiens anglophones et d’une majorité de Francophones. C’était à l’époque où les femmes n’avaient pas encore pris la place qui est la leur aujourd’hui dans la sphère publique. C’était donc tous des hommes.

Quelques-uns d’entre eux étaient de grande expérience.

Il y a d’abord Pierre Dupuy, commissaire général. En d’autres mots, c’était le patron. Théoriquement.

Dans les faits, son rôle a été d’ordre diplomatique. Profitant de la bonne réputation internationale du Canada, ce diplomate de carrière recueillit l’adhésion d’un nombre record de pays participants, soit une soixantaine.

Il y a surtout le colonel Edward Churchill, directeur de l’aménagement, sans qui Expo67 n’aurait jamais été prêt à temps. En seulement trois ans — plus précisément du 20 juin 1964 au 28 avril 1967 — voici ce qu’il fallait faire :
• l’érection de 847 édifices,
• 82 km de routes ou de chemins piétonniers,
• 27 passerelles et ponts,
• 162 km de canalisations pour l’eau, le gaz, l’électricité et l’éclairage,
• 37 km d’égouts et de tuyaux d’écoulement,
• 84,5 km de conduits de communication,
• 88 500 km de fils et câbles de communication,
• des espaces de stationnement pour près de 25 000 véhicules,
• 14 950 arbres et 89 000 arbustes, plantes et bulbes,
• 0,8 km² de gazon,
• 256 piscines, fontaines et sculptures,
• des bancs pouvant assoir 6 200 personnes,
• 4 330 bacs à déchets et
• 6 150 lampadaires extérieurs.

À pester contre les entrepreneurs qui tentaient d’avoir plus de temps, à botter le derrière des employés qui se trainaient la patte, le colonel finit par faire un infarctus.

Le téléphone à la main, les yeux rivés sur le schéma du cheminement critique des travaux collé aux murs de sa chambre d’hôpital, le colonel a continué de diriger le chantier. Au grand désespoir de ses médecins qui lui recommandaient le repos.

Parmi les hommes d’expérience, il faut ajouter Édouard Fiset, architecte en chef, responsable de concevoir tous les pavillons thématiques.

À l’opposé, on trouvait Pierre Bourque. À 23 ans, celui-ci commandait une troupe de 700 personnes œuvrant à l’aménagement paysager.

Entre ces deux extrêmes, on trouvait une majorité d’hommes dans la vingtaine, la trentaine ou la quarantaine.

Voici leur âge en 1964, lors de leur entrée en fonction :
• Philippe de Gaspé Beaubien, directeur de l’exploitation (36 ans)
• Pierre de Bellefeuille, directeur des exposants (41 ans)
• Dale Rediker, directeur des finances (âge inconnu)
• Edward Churchill, directeur de l’aménagement (âge inconnu)
• Édouard Fiset, architecte en chef (54 ans)
• Moshe Safdie, étudiant à McGill dessine Habitat 67 (24 ans)
• Yves Jasmin, directeur de l’information (42 ans)
• Julien Hébert, designer du symbole graphique (47 ans)
• Georges Huelm, graphiste en chef (34 ans)
• Paul Arthur, responsable de la signalétique (40 ans)
• Michel Robichaud, styliste, responsable des uniformes (27 ans)
• Pierre Bourque, responsable de l’aménagement paysager (23 ans)
• Stéphane Venne, compositeur de la chanson-thème (23 ans)

De nos jours, il est rare qu’un projet d’une telle envergure soit confié à autant de jeunes dirigeants.

Pourquoi fut-ce le cas à l’Expo67 ?

Le 8 mars 1960, le Bureau international des Expositions accorde à la Russie la permission d’organiser une grande exposition universelle de catégorie A à Moscou.

La Russie voulait ainsi célébrer de manière éclatante le cinquantième anniversaire de la Révolution de 1917.

Mais bientôt on déchanta. Des critiques s’élevèrent contre le danger représenté par ces étrangers qui traverseraient le Rideau de fer, parmi eux de nombreux espions occidentaux, mêlés à des millions de visiteurs occidentaux qui — par leur tenue proprette et leurs accessoires dernier-cri — risqueraient d’exercer une mauvaise influence et corrompre l’esprit du prolétariat soviétique.

En 1962, coup de théâtre; Moscou se désiste.

Mais il est trop tard pour recommencer un nouveau concours. On se tourne aussitôt vers le Canada, qui avait perdu contre la Russie deux ans plus tôt.

Le Canada accepte.

Le premier ministre canadien, John Diefenbaker, offre d’abord au maire de Toronto la possibilité d’organiser l’exposition.

Celui-ci refuse puisque son administration est occupée à réaliser un vaste projet d’amélioration des infrastructures municipales. « Donnez-ça à Drapeau (le maire de Montréal) pour qu’il s’y casse la gueule » dit le maire de Toronto en plaisantant (à moitié).

Mais Drapeau accepte.

Une première administration est nommée. Des conflits avec la ville surgissent au sujet du choix du site.

Malgré son opposition, les contrats sont accordés en vue de la création de l’ile Notre-Dame et la fusion de l’ile Sainte-Hélène et l’ile Ronde (sur laquelle se trouve aujourd’hui le parc d’attractions La Ronde).

Ridiculisée, cette première administration démissionne au début de 1964. Il ne reste plus que trois ans.

Aux yeux de tous, l’exposition universelle de Montréal est en très sérieuse difficulté. Qui voudra prendre la relève ?

Lorsqu’on sollicite des personnalités connues pour prendre en charge l’évènement, ceux-ci hésitent. Leur carrière, jusque-là brillante, pourrait être entachée d’un échec cuisant dont tout le monde se rappellera pendant des années.

Alors les portes se ferment. Poliment.

En désespoir de cause, on se tourne vers des jeunes talentueux qui, moins par ambition que par insouciance, se lancent à l’aventure, totalement inconscients du piège qu’on leur tend.

Et ces jeunes décident de n’écouter personne et de faire les choses à leur manière.

Au lieu d’un long titre (ex.: Exposition universelle de Montréal de 1967), tel qu’attendu, ce sera Expo67.

Au lieu d’un symbole graphique qui rappelle les raisons pour lesquelles le Canada a obtenu cette exposition (le Centenaire du Dominion du Canada), ce sera un cercle formé d’êtres humains stylisés, deux par deux, sans aucune référence au Canada. Des couples d’êtres humains dont on ignore le sexe.

Pour éviter les pressions des pays en faveur d’une signalétique dans leur langue nationale, on crée des symboles graphiques dépourvus de texte descriptif, même pas dans les langues nationales du Canada.

Par leur audace et leurs provocations répétées, ces jeunes suscitent les critiques de toutes parts, particulièrement au Canada anglais. Si bien que leurs adversaires se réjouissent d’avance de leur échec anticipé.

Lorsque s’ouvrent les portes d’Expo67, la foule se presse aux guichets et se rue sur les pavillons. Au cours des six mois que durera l’exposition, quinze-millions de visiteurs et cinquante-millions d’entrées seront enregistrées. Le plus grand succès jusque là et probablement l’évènement le plus important de l’année… après la parution de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles, évidemment.

Mais pourquoi n’a-t-on pas appris la leçon d’Expo67 ? Cette leçon est simple : faites confiance aux jeunes. La prudence étouffe. C’est l’audace qui délivre.

De nos jours, qui oserait confier un projet de 432 millions$ — ce qui vaut 3,1 milliards$ en dollars d’aujourd’hui — à des gens talentueux, mais qui ont si peu d’expérience ?

C’est à croire que la génération des Babyboumeurs — à qui les générations qui ont souffert de la guerre ont tellement fait confiance — a oublié de rendre la pareille à ceux qui l’ont suivie…

Références :
Exposition universelle de 1967
La construction d’Expo 67
La magie d’expo et son magicien en chef

Paru depuis :
Habitat 67, modèle d’une nouvelle génération d’appartements en Asie (2019-09-04)

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Écrit par Jean-Pierre Martel


L’été de 1967

Publié le 22 juin 2017 | Temps de lecture : 5 minutes

Introduction

Dans les mois qui viennent, on pourra voir à Montréal les expositions ‘À la recherche d’Expo 67’ (au musée d’Art contemporain), ‘Expo 67 — Rêver le monde’ (au musée Stewart), et ‘Mode Expo 67’ (au musée McCord).

En plus, le Musée des Beaux-Arts présente l’exposition britannique ‘Revolution’, qui porte sur l’effervescence artistique de la deuxième moitié des années 1960.

Trois mots expliquent cette période; jeunesse, fatalité et hédonisme.

Jeunesse

La deuxième moitié des années 1960 voit l’arrivée sur le marché du travail des Baby Boomers. On appelle ainsi ceux qui sont nés au cours des années suivant la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Le pouvoir d’achat soudain d’une jeunesse dépensière issue de cette explosion démographique bouleverse la société de consommation occidentale de l’époque.

Depuis la fin de la guerre, la très grande majorité des biens achetés étaient des biens durables; voitures neuves, maisons, ameublement, et électroménagers (notamment des articles de robotisation des tâches domestiques).

Mais ces babyboumeurs ont un profil de consommation diamétralement opposé à celui de leurs parents.

Fatalité

À cette époque, le monde est divisé en deux clans ennemis représentés par les États-Unis et la Russie. Nous sommes au paroxysme de la Guerre froide.

Chacun de ces clans a accumulé un stock d’ogives nucléaires capable de détruire plusieurs fois toutes les villes de plus de cent-mille personnes du clan adverse.

Pourquoi plusieurs fois ? Au cas où la majorité de ces ogives seraient interceptées. On veut la certitude d’anéantir l’ennemi.

La probabilité que l’Humanité puisse survire à une autre guerre mondiale est nulle; personne ne pourrait échapper à l’intense radioactivité qui détruirait toute vie sur Terre à l’exception des bactéries et des insectes.

Hédonisme

Contrairement à leurs parents à leur âge, on ne rêve plus à cette petite famille qu’on fonde et élève dans une banlieue récemment plantée d’arbres, dans une maison unifamiliale qui abrite même l’auto de papa et devant laquelle les paysagistes s’affairent à installer le gazon acheté en rouleau.

Sous la menace de l’anéantissement de toute vie sur Terre, il ne sert à rien de penser à l’avenir : seul l’instant présent compte. Et il faut le vivre intensément.

Les artistes sont animés de l’urgence de créer pendant qu’ils le peuvent. On décore et s’habille de couleurs vives. La musique se fait bruyante et audacieuse : pour en maximiser l’impact, on voudra l’écouter au cours de messes qui réunissent des foules gigantesques. Les drogues permettent d’expérimenter des perceptions sensorielles impossibles autrement.

Et pour augmenter les chances de survie de l’espèce, on explore des modes d’organisation sociale où les enfants ne sont plus la propriété exclusive d’un couple, mais sont élevés collectivement. Où l’exclusivité sexuelle n’est plus la règle.

Rapidement, l’industrie s’ajuste à cette clientèle libre de toute tradition et ouverte autant à la vulgarité qu’au sublime.

Cinquante ans plus tard, ce que nos musées exposent, ce ne sont pas les artéfacts d’une période révolue. Leur véritable sujet est intangible; c’est l’hédonisme d’une époque caractérisée par une révolution esthétique aussi éphémère que fascinante.

Un évènement emblématique

Si les musées montréalais ont choisi de symboliser cette époque par l’Expo 67, c’est que cet évènement est emblématique.

Après le désistement-surprise de la Russie — qui avait été choisie à la place de Montréal pour tenir l’évènement — on demande à la ville perdante, Montréal, de prendre la relève.

Mais les délais sont trop courts. Devant le fiasco probable de l’entreprise, peu de gens qualifiés veulent risquer leur carrière à prendre en charge la tenue de l’exposition.

Les pouvoirs publics confient donc a une équipe de jeunes —  talentueux mais relativement inexpérimentés — la tâche de faire de leur mieux en organisant une exposition dont le Canada n’aurait pas trop honte.

Et alors que de très nombreux commentateurs (surtout au Canada anglais) critiquent l’irresponsabilité des pouvoirs publics, l’optimisme et l’enthousiasme des organisateurs viennent à bout de tous les obstacles. Ceux-ci mettent finalement sur pied, dans les délais prévus, la plus grande exposition universelle de tous les temps.

Et pour les millions de visiteurs émerveillés, l’été de 1967 demeurera imprégné dans leur mémoire comme étant l’époque où tous les rêves étaient possibles…

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Écrit par Jean-Pierre Martel