De nos jours, les pharmaciens doivent butiner d’un fabricant à l’autre afin de s’approvisionner en médicaments. Les ruptures de stock sont tellement importantes qu’un site web leur est maintenant consacré. Par conséquent, il est fréquent que le nom et l’aspect des médicaments remis au patient varient légèrement d’un mois à l’autre.
À une fréquence beaucoup moindre, ces pénuries se produisaient aussi il y a plusieurs années. Autrefois, la pénurie n’affectait qu’un seul fabricant : les pharmaciens n’avaient qu’à se procurer le même produit auprès d’une autre compagnie pour éviter que leurs patients ne se retrouvent à manquer d’un médicament essentiel.
Ce qui est nouveau maintenant, c’est que les pénuries concernent parfois la totalité des fabricants d’un médicament. En d’autres mots, il arrive qu’un médicament soit introuvable chez tous les fabricants et tous les grossistes du Québec.
Dans un premier temps, les pharmaciens empruntent le produit de collègues. Toutefois, lorsqu’ils ont épuisé les stocks des pharmacies des alentours, les pharmaciens savent que le produit est devenu tellement rare partout au Québec qu’ils ne se donnent même plus la peine de le chercher.
Si bien que c’est le patient lui-même qui est pris à téléphoner dans une multitude de pharmacies à la recherche d’un fond de bouteille encore disponible, miraculeusement, quelque part.
Comment en sommes-nous rendus là ?
Sous l’administration de G.W. Bush, les compagnies pharmaceutiques cherchaient un moyen de transférer la fabrication de médicaments vers des pays où les coûts de la main-d’œuvre sont moindres. Mais les règlements de la FDA (la régie américaine des médicaments) obligeaient les douaniers à placer en quarantaine les cargaisons importées jusqu’à ce que les analyses prouvent que les médicaments sont conformes aux normes américaines.
À la suite des pressions de l’industrie, la FDA effectue maintenant des inspections afin de vérifier les procédures et le fonctionnement d’usines situées à l’étranger. Lorsque ces usines répondent aux critères de la FDA, elles sont considérées comme si elles étaient situées en sol américain. Dès lors, le passage aux douanes de leur production devient une simple formalité.
Le résultat, c’est qu’une partie importante des médicaments que nous consommons viennent de Chine ou d’Inde. Non seulement les comprimés ou capsules viennent de ces pays mais la matière première qui a servi à leur fabrication vient également de ces deux pays.
Il suffit donc d’un problème d’approvisionnement — causé par un conflit inter-ethnique ou inter-religieux, une catastrophe naturelle locale, un conflit ouvrier ou des bris mécaniques — pour provoquer une pénurie de médicaments partout à travers le monde.
Particularités canadiennes
Tout comme pour les produits alimentaires, le gouvernement canadien n’exige pas que les étiquettes des médicaments vendus au Canada précisent le lieu d’origine. Que vous payiez une fortune pour un médicament de marque ou beaucoup moins pour une copie, ce pays d’origine est un secret qu’aucune compagnie ne rend public.
Par conséquent, lorsque votre médecin veut initier un nouveau traitement, il est inutile de lui demander de vous prescrire un médicament fabriqué au Canada ; ni votre médecin, ni votre pharmacien ne sont en mesure de vous dire d’où provient ce que vous prenez. S’ils le savaient, les patients canadiens pourraient se protéger d’une partie de ces pénuries. Mais tout comme leurs patients, ces professionnels sont impuissants.
Avec la complicité du gouvernement canadien, le message l’industrie c’est : « Prenez vos pilules et laissez faire le reste (qui ne vous regarde pas). Si jamais le médicament est l’objet d’une pénurie, vous vous arrangerez avec vos troubles.»
Particularité québécoises
Plus tôt cette année, les gouvernements ontarien et québécois ont décrété une baisse à 25% (en d’autres mots, une réduction de 75%) du prix des copies de médicaments. Un tel décret serait normal dans un pays totalitaire ou à économie dirigée. Pour des raisons que je n’ai pas comprises, l’industrie n’a pas contesté la constitutionnalité douteuse de ce moyen simpliste d’abaisser les coûts de notre système de santé.
Le résultat, c’est que les pénuries de médicaments se sont multipliées. Entre nous, qu’est-ce qui oblige une compagnie de produire à perte ? Rien. Donc la compagnie qui juge que produire à 25%, ce n’est pas assez rentable à son goût, n’a qu’à prétexter la pénurie et concentrer sa production sur ce qui est profitable même à 25% de l’ancien prix.
Autre facteur contributif, le marché du médicament au Québec n’est pas un marché libre. Il est entravé par une série d’ententes commerciales.
En 2007, le groupe Jean Coutu s’est porté acquéreur de la compagnie pharmaceutique Pro Doc : c’est donc elle qui approvisionne dorénavant les pharmacies Coutu. À l’époque de la transaction, l’Ordre des pharmaciens (dirigée alors par un concessionnaire Jean Coutu) n’y avait vu ni conflit d’intérêts, ni même apparence de conflit d’intérêts.
Pour ne pas être en reste, diverses chaines et bannières du Québec ont conclu des ententes avec d’autres fabricants qui leur garantissent des prix concurrentiels. Le résultat de ces ententes, c’est que même si un grand nombre de fabricants sont inscrits au formulaire provincial comme sources d’approvisionnement d’un médicament, dans les faits, à peine quelques-unes d’entre eux en fabriquent (ou font fabriquer à l’étranger) en grande quantité.
Parce que les autres fabricants ne récoltent que les miettes, ils n’ont pas la capacité de prendre la relève dans les cas de pénurie parce qu’ils n’entreposent ni la matière première, ni le produit fini en quantité suffisante. De plus, ils sont soumis aux délais de livraison importants lorsqu’ils font fabriquer leurs médicaments à l’autre bout du globe. Ils sont donc totalement incapables de répondre à une demande soudaine.
Conclusion
Les pénuries actuelles de médicaments ne sont pas le fruit du hasard : elles sont les conséquences inéluctables de décisions prises par l’industrie et les gouvernements de nos pays.
Le jour où l’approvisionnement en médicaments sera jugé aussi stratégique que l’approvisionnement en pétrole, les gouvernements seront davantage soucieux d’établir des règles qui garantissent à leurs citoyens l’accès ininterrompu en médicaments essentiels à leur vie.
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