La Géorgie (4e partie) : importance géostratégique de la Transcaucasie

Publié le 8 octobre 2024 | Temps de lecture : 12 minutes


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Géographie de la Transcaucasie

Le Caucase est un massif montagneux, le plus élevé d’Europe.

Le mont Elbrouz est son point culminant (à 5 642 mètres), alors que le plus haut sommet des Alpes (le Mont-Blanc) s’élève à 4 806 mètres.

Ce massif se compose de deux chaines parallèles : le Grand Caucase (au nord) et le Petit Caucase (au sud).

La vallée entre les deux — ce qui comprend évidemment le versant sud du Grand Caucase et le versant nord du Petit Caucase — constitue la Transcaucasie.

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Le territoire ainsi délimité est bordé à l’Ouest par la mer Noire, et à l’Est par la mer Caspienne. Entre les deux se succèdent trois pays : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Le plus populeux des trois est l’Azerbaïdjan. Inférieur à la moyenne européenne, le niveau de vie dans ces trois pays est assez semblable, tandis que le taux de croissance économique y est plus rapide qu’en Europe.

En dépit du fait qu’il est le quatrième d’une série consacrée à la Géorgie, ce texte replace ce pays dans son contexte transcaucasien puisque son importance géostratégique est commune à l’ensemble des pays de cette région, voire également à l’Asie Centrale.

La Transcaucasie a longtemps été perçue comme une zone d’influence naturelle de la Russie. Toutefois, la crainte suscitée par la puissance militaire de cette dernière s’est estompée en raison du fait que ses ressources sont accaparées par la guerre en Ukraine. Ce qui lui laisse beaucoup moins de manœuvre pour gérer efficacement les crises dans le Caucase.

L’Azerbaïdjan a profité du retrait des troupes russes du Haut-Karabagh — une région contrôlée jusque-là par l’Arménie, alliée de la Russie — pour envahir et annexer ce territoire. La victoire azérie a entrainé l’exode de 100 000 Arméniens, représentant 80 % de la population du Haut-Karabagh.

La Transcaucasie est donc devenue le théâtre de la lutte hégémonique de quatre puissances.

D’une part, de deux puissances régionales voisines que sont la Turquie (au sud-ouest) et l’Iran (au sud-est). Et d’autre part, de deux puissances mondiales que sont la Russie (voisine au nord) et l’Union européenne (au-delà de la mer Noire).

Quant à cette dernière, elle y défend les intérêts qui lui sont propres, en plus de défendre ceux des États-Unis dont elle est la vassale.

À la croisée des chemins

Selon l’adage, qui contrôle les sources et les routes d’approvisionnements énergétiques mondiales contrôle le monde.

Le commerce longitudinal (nord-sud ou l’inverse)

Qu’il s’agisse du transport ferroviaire, du transport routier ou du transport par oléoducs, la Transcaucasie est le plus court chemin du commerce terrestre entre la Russie et la Turquie, entre la Russie et l’Iran, de même qu’entre la Russie et les pays du Proche ou du Moyen-Orient.

Corridor de transport international nord-sud

Le projet de Corridor de transport international nord-sud est un itinéraire ferroviaire et maritime destiné à relier la Russie à l’Inde en traversant la mer Caspienne et l’Iran (en rouge sur la carte ci-dessus).

Ce corridor évite un long détour par le canal de Suez.

L’Iran y est favorable parce que ce corridor évite les routes maritimes dominées par l’Occident. Quant à l’Inde, il réduira de moitié le temps de transport des marchandises entre ce pays et la Russie.

Son talon d’Achille est sa portion qui traverse la mer Caspienne, large d’environ 300 km. Or dans le cas d’une guerre ouverte entre l’Otan et la Russie, les cargos russes seraient à portée de tir de missiles si l’Azerbaïdjan devait y prendre part du côté occidental.

Déplacer ce corridor vers l’Est n’est pas prudent puisque l’Asie Centrale est (à l’exclusion du Kazakhstan) un nid de terroristes. Conséquemment, il est impossible d’assurer la sécurité d’infrastructures stratégiques qui passeraient par ces pays.

Le commerce latitudinal (est-ouest ou l’inverse)

La Chine est le premier partenaire commercial de plusieurs pays européens.

Le moyen le plus économique de relier la Chine à l’Europe, c’est par voie maritime. Si on exclut le fret aérien en raison de son cout, le moyen le plus rapide est par voie terrestre.

Pour ce faire, les marchandises empruntent actuellement le Corridor ferroviaire eurasiatique.

Celui-ci part de Chine, traverse la Sibérie, la Russie et la Biélorussie pour se terminer à la frontière polonaise (où l’écartement des rails est différent).

Sa mise en œuvre a été facilitée par le fait que le segment principal de ce corridor existe depuis 1916; c’est le Transsibérien.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, plusieurs pays cherchent à développer un deuxième corridor qui, à la différence du premier, contournerait la Russie.

Cette voie de contournement est le Corridor central transcaspien, mieux connu sous le nom de Corridor médian.

Le Corridor central transcaspien

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En voie de réalisation à un cout faramineux, ce corridor est plus court de deux-mille kilomètres en comparaison avec le Corridor ferroviaire eurasiatique.

Toutefois, entre la Russie et l’Iran, il n’y a qu’une seule voie de passage; par la Transcaucasie.

Bi-modal (à la fois terrestre et maritime), ce corridor parcourra successivement la Chine et le Kazakhstan, franchira la mer Caspienne, traversera l’Azerbaïdjan, contournera soigneusement l’Arménie (à la demande de l’Azerbaïdjan et de la Turquie) pour se rendre en Géorgie.

La Géorgie servira de carrefour. C’est là que le Corridor médian se divisera en deux embranchements.

Le premier se rendra à un port géorgien donnant sur la mer Noire. De celui-ci partiront des cargos en direction des pays qui bordent cette mer. D’autres, après avoir emprunté le Bosphore, se disperseront en Méditerranée vers leurs ports de destination.

L’autre embranchement traversera la Turquie pour se rendre soit à Istanbul, ou soit à un port en eau profonde à partir duquel les marchandises seront acheminées aux ports méditerranéens.

À l’heure actuelle, le Corridor central transcaspien repose sur des infrastructures vieillissantes dont la capacité n’est que de 5 % du Corridor ferroviaire eurasiatique (celui qui passe par la Russie).

Toutefois, grâce aux investissements importants qu’il suscite, cela devrait complètement changer d’ici dix ans.

Une fois complété, il rehaussera l’importance géostratégique de l’Asie centrale et de la Transcaucasie, deux régions jusqu’ici secondaires dans le commerce international.

Appuis internationaux au Corridor médian

L’Union européenne

Le projet est soutenu avec enthousiasme par les États-Unis et l’Union européenne.

Toutefois, il ne semble pas que les dirigeants européens aient réalisé que passer du Corridor ferroviaire eurasiatique (celui qui passe par la Russie) au Corridor central transcaspien (celui qui passe par la mer Caspienne), c’est échanger une dépendance à la Russie pour une dépendance à la Turquie.

Entre les deux, s’il est vrai que la Russie est une menace nucléaire (ce que la Turquie n’est pas), on doit considérer qu’en temps de paix, la Turquie s’immisce beaucoup plus dans les affaires intérieures des pays qui dépendent d’elle.

La Turquie

Parce que c’est une occasion d’accroitre son importance dans le commerce international, la Turquie investit des sommes considérables pour se doter des infrastructures nécessaires.

Et au-delà de l’Azerbaïdjan (qui est déjà son allié militaire), la Turquie voit dans ce projet une occasion d’étendre son influence aux républiques turcophones d’Asie Centrale.

L’Inde

Justement pour cette raison, l’Inde y craint l’encerclement.

En effet, à l’ouest de ce pays se trouve le Pakistan, allié de la Turquie. Et au nord, l’Inde est bordée par les pays musulmans d’Asie Centrale, déjà indisposés par les excès du nationalisme hindou et que la Turquie courtise.

Pour lutter contre cet encerclement, l’Inde est un allié militaire de l’Arménie. Ce pays n’est pas traversé par le Corridor central transcaspien mais il en est suffisamment près pour le menacer. Une menace qui pourrait être utile pour faire pression sur la Turquie si l’Inde devait juger cela opportun.

La Chine

D’abord soucieuse de ne pas indisposer son allié russe (contre lequel ce corridor est conçu), la Chine s’est ravisée depuis puisque ce projet est implicitement une des nouvelles routes de la Soie.

La Géorgie

La Géorgie profitera moins de sa position géographique en raison du fait que la Turquie (avec laquelle elle est en concurrence) possède déjà des ports en eau profonde et que le seul port de ce genre en Géorgie (celui d’Anaklia) peine à voir le jour.

De plus, même si la Géorgie se dotait d’un port en eau profonde, les cargos qui y partiront subiront l’encombrement du Bosphore (ce qui allonge les délais de livraison) alors que ceux qui accosteront sur la côte méditerranéene de la Turquie n’auront pas ce problème.

Les oléoducs du Caucase

Il existe un autre élément qui contribue spécifiquement à l’importance géostratégique de la Transcaucasie, ce sont les oléoducs du Caucase.

Oléoducs du Caucase

Dans la mer Caspienne se trouve un des plus importants gisements de pétrole et de gaz fossile au monde, largement sous-exploité.

Avant la guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan était un exportateur très secondaire d’hydrocarbures destinés à l’Europe. Parce que plus chers que ceux de Russie (en raison de l’éloignement) et du plus grand nombre de pays à traverser (auxquels on doit verser une redevance afin qu’ils en assurent la sécurité).

L’année du déclenchement de cette guerre, le commerce extérieur de ce pays s’est accru de 55,4 %. Si bien que ses exportations en sont venues à représenter 77 % de son PIB. De loin, son principal client est l’Italie, qui lui achète 46,6 % de ses exportations, essentiellement des hydrocarbures.

L’encerclement de la Russie par l’Otan

Conscient de l’importance géostratégique de la Transcaucasie, Washington déploie des ressources diplomatiques et financières considérables afin de poursuivre sa stratégie d’encerclement militaire de la Russie.

Comme la combinaison gagnante d’une machine à sous, les États-Unis cherchent à faire basculer ces trois pays dans le giron occidental.

Mais il s’agit d’une région politiquement instable où aucune alliance n’est définitive.

Des trois, l’Azerbaïdjan est le plus riche et militairement le plus puissant. Son PIB dépasse ceux de ses deux voisins combinés.

Pour l’Otan, c’est un pays-clé, capable de menacer à la fois les échanges de la Russie le long du Corridor de transport international nord-sud et les échanges de la Chine le long du Corridor central transcaspien.

Ce pays est capital pour assurer l’hégémonie mondiale des États-Unis.

Toutefois, l’Otan ne peut l’admettre dans ses rangs car c’est un pays enclavé. Conséquemment, l’adhésion de l’Azerbaïdjan nécessite l’adhésion préalable de la Géorgie.

Or la Géorgie est devenue hésitante.

De son indépendance en 1991 au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, la Géorgie a résolument été pro-occidentale et pro-otanienne. Contrairement à l’Ukraine, où ont alterné des gouvernements pro-russes et pro-occidentaux.

Mais les Géorgiens se rappellent encore de l’époque où le président géorgien le plus voué aux intérêts occidentaux, Mikheil Saakachvili, fut laissé à lui-même lorsqu’éclata la guerre russo-géorgienne de 2008 (au sujet de l’Ossétie du Sud).

L’idée d’être dévasté par des bombardements russes comme prix d’une entrée à l’Otan repoussée toujours plus loin d’une année à l’autre, enchante de moins en moins les Géorgiens, aussi russophobes soient-ils.

D’autant plus que depuis quelques années, chaque fois que le gouvernement géorgien résiste à des pressions américaines, il doit affronter des manifestations quasi insurrectionnelles de la part d’ONG financées par les États-Unis.

De plus en plus inquiets d’être la cible d’un changement de régime à la Victoria Nuland, les dirigeants géorgiens sont devenus méfiants.

Références :
Azarbaïdjan : le profil commercial
Conflit du Haut-Karabagh
Corridor de transport international Nord-Sud
En Géorgie, le projet de port d’Anaklia peine à voir le jour
Le nouveau Grand Jeu
Oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan
OTAN : Relations avec l’Azerbaïdjan
Résumé de géopolitique mondiale (1re partie)
Routes de la soie : le corridor ferroviaire médian. L’avènement d’une alternative au rôle central de la Russie ?
Transsibérien
Ukraine et Russie : l’échec cuisant de Victoria Nuland
Why the Middle Corridor Will be a Geopolitical Game Changer (vidéo)

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Écrit par Jean-Pierre Martel