La naissance des italiques

Publié le 7 mars 2012 | Temps de lecture : 6 minutes
Cliquez sur l’image pour l’examiner de plus près

À l’époque de l’Empire romain, tout était écrit ou gravé à l’aide de majuscules. C’est durant le règne de Charlemagne, vers l’an 780, qu’ont été inventées les minuscules. Mais il faudra attendre la Renaissance pour que naissent en Italie les italiques (d’où leur nom).

En 1501, le graveur et orfèvre Francesco Raibolini (connu sous le nom de Francesco Griffo) crée les premières italiques pour le compte de l’imprimeur vénitien Aldo Manuce (ou Aldus Manutius, en latin).

Ces caractères étaient non seulement très légèrement inclinées vers la droite mais étaient surtout plus étroits que les minuscules ordinaires (appelés caractères romains). Grâce à ces caractères plus compacts, l’imprimeur eut l’idée de créer des livres aux pages moins larges qui, malgré leurs dimensions réduites, pouvaient contenir tout l’œuvre sur moins de pages. Il inventa donc le livre de poche, moins cher et plus maniable, ce qui fit sa renommée et sa fortune.

Aujourd’hui, il nous apparait normal de choisir à l’ordinateur une police de caractères qui se décline en lettres ordinaires, en italiques et en caractères gras. Au début de la Renaissance, personne n’aurait eu l’idée de les mélanger dans une même phrase : les livres étaient imprimés soit en caractères romains ou soit en italiques. Tout au plus, pouvait-on choisir des caractères différents pour imprimer la préface, le résumé au début d’un chapitre, ou les remarques placées dans les marges du texte.

La photo ci-dessus est la première page (mesurant 11 x 17,2 cm) de l’avant-propos d’un livre imprimé à Paris en 1538 par l’imprimeur le plus influent de la Renaissance française, Simon de Colines. Les quatre pages de cet avant-propos sont en italiques alors que les pages qui suivent sont en caractères romains. Cet imprimeur avait imprimé du texte en italiques pour la première fois dix ans plus tôt, soit plus d’un quart de siècle après Aldo Manuce.

On remarquera que le bloc de texte n’est pas placé au milieu de la page : sa disposition suit une ligne imaginaire en diagonale qui part du coin supérieur gauche et le coin inférieur droit de la page. La première lettre du texte (un « N ») est une lettrine à fond criblé (sous-entendu : …de points blancs) et décorée d’arabesques végétales. Aucune majuscule n’est inclinée : il faudra attendre Claude Garamont pour que les majuscules italiques soient inclinées comme les minuscules qui les accompagnent. Pour terminer, notons les esperluettes (« & ») qui sont formées de la fusion d’un « E » majuscule et d’un « t » minuscule.

Chez Simon de Colines, la partie ascendante des « b », « d », « h », et « l » se termine par une courbe vers la droite. Cela contribue à créer l’illusion que l’ensemble des caractères sont plus inclinés qu’ils ne le sont en réalité.

La partie la plus ancienne de cette époque s’appelle la Haute Renaissance : les italiques n’y étaient inclinées que de 2 à 10 degrés. Au cours de la Renaissance tardive (ou Maniérisme) qui suivit, les italiques deviennent plus penchées, ce qui rend plus évidente la nécessité de leur attribuer des majuscules obliques (ce que le fondeur de caractères Claude Garamont fut le premier à faire).

Il est à noter que Simon de Colines fait partie d’un petit groupe d’imprimeurs huguenots installés à Paris, liés par des liens de parenté (voir Post-scriptum), et qui domineront l’édition au cours de la Renaissance française par la qualité de leur production.

Même dans les musées, il est rare que des livres de la Renaissance soient exposés. La raison est simple : les pages de ces livres s’oxydent et brunissent à la lumière.

Les Montréalais qui seraient intéressés à voir de tels documents sont chanceux; au premier étage de la Grande Bibliothèque se tient une exposition où sont présentés plus de 80 livres de cette époque, dont LE chef-d’œuvre de la Renaissance, Hypnerotomachia Poliphili, imprimé par Aldo Manuce en 1499.

On peut y voir des écrits de l’humaniste Henri Estienne Jr (fils de Robert Estienne), un livre d’heures de 1516 dont il n’existe plus que trois exemplaires à travers le Monde, et des livres des plus célèbres imprimeurs de l’époque dont un de Robert Estienne (dans lequel on peut voir les « Caractères grecs du Roy » qui ont rendu célèbre Claude Garamont).

L’exposition est gratuite. Elle se tient depuis le 14 février dernier jusqu’au 27 janvier de l’an prochain.

Références :
Bringhurst R. Holding ideas in the hand — The Physics & Metaphysics of Renaissance Letterforms. Serif, 1995, 2: 15-24.
Italique (typographie)


Post-scriptum :

La dynastie parisienne des Estienne commence par l’imprimeur Henri Estienne (1470-1520), dont la veuve épouse son associé, Simon de Colines (1480-1546). Celui-ci utilise des caractères qu’il a gravés ou qui l’ont été par son graveur Antoine Augereau. Ce dernier aura lui-même une brève carrière d’imprimeur.

Robert Estienne (1503-1559) est le second fils d’Henri Estienne et conséquemment, le beau-fils de Simon de Colines. Imprimeur du roi de France, il commande des caractères grecs puis romains à Claude Garamont, un typographe qui a fait son apprentissage auprès d’Antoine Augereau.

Les caractères Garamond (avec un « d ») ont été ainsi nommés en l’honneur de Claude Garamont (avec un « t »), fondeur de caractères pour Robert Estienne.

Ce dernier épouse Perrette Bade, fille de l’imprimeur bourguignon Josse Bade (1462-1535). Celui-ci est le géniteur de trois filles qui épouseront des imprimeurs parisiens : en plus de Robert Estienne, Michel de Vascosan (1500-1576) et Frédéric Morel (1523-1583).

2 commentaires

| Typographie | Mots-clés : , , | Permalink
Écrit par Jean-Pierre Martel