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Introduction
Le 14 février 2025, à l’occasion de la Conférence de Munich sur la sécurité, le vice-président des États-Unis déclarait :
En décembre dernier, la Roumanie a […] annulé les résultats d’une élection présidentielle sur la base des vagues soupçons d’une agence de renseignement [selon lesquels] la désinformation russe avait infecté les élections roumaines.
[…]
Si votre démocratie peut être détruite avec quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique provenant d’un pays étranger, alors c’est qu’elle n’était pas très solide au départ.
À quoi le vice-président américain faisait-il allusion ?
Călin Georgescu
En Roumanie, le parlement est composé d’une chambre basse (la Chambre des députés) et d’une chambre haute (le Sénat). Députés et sénateurs sont élus au suffrage universel pour quatre ans. Le président est également élu au suffrage universel, mais pour cinq ans.
Le 24 novembre 2024 s’est tenu le premier tour des élections présidentielles roumaines. Un deuxième tour était prévu le 8 décembre.
À ce premier tour, à la surprise générale, un candidat (Călin Georgescu) est arrivé au premier rang.
Le 4 décembre, les services secrets du pays soumettent à la Cour constitutionnelle un rapport de 28 pages qui fait état de soupçons d’ingérence politique russe sur TikTok pour expliquer la popularité surprise de Călin Georgescu.
Le 6 décembre, à deux jours du second tour, la Cour constitutionnelle invalide les résultats du premier tour, annule le second, et reporte le tout en mai prochain.
L’élection présidentielle roumaine devenait ainsi le premier scrutin démocratique majeur en Europe à voir ses résultats annulés sur la base de simples soupçons d’ingérence étrangère.
Le 16 décembre, Călin Georgescu conteste cette annulation auprès de la Cour européenne des droits de la personne.
D’autre part, le 18 décembre, le parlement européen décide de se doter d’un Bouclier européen pour la démocratie. Celui-ci sera constitué de l’ensemble des mesures législatives qui seront destinées à contrer l’ingérence malveillante dans les processus démocratiques européens, notamment la désinformation en ligne.
Le 9 janvier 2025, un mois après sa démission à titre de commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton déclarait au sujet des élections allemandes :
Attendons de voir ce qui va se passer [en Allemagne]. Gardons notre sang-froid et faisons appliquer nos lois […]. On l’a fait en Roumanie et il faudra évidemment le faire si c’est nécessaire en Allemagne.
Le 4 février, le Service français de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères soumet un rapport de 14 pages au sujet de l’élection présidentielle roumaine. Ce rapport fait état des irrégularités survenues au cours de la campagne électorale.
Le 26 février, Călin Georgescu est inculpé sous six chefs d’accusation, notamment pour fausses déclarations sur les sources de financement de sa campagne électorale, incitation à des actions anticonstitutionnelles, communication de fausses informations, organisation de groupe raciste et apologie de crime de guerre. Les procureurs l’accusent d’avoir préparé un plan de déstabilisation du pays après le deuxième tour de la présidentielle.
Dans l’attente de son procès, on lui interdit d’utiliser ses comptes sur les réseaux sociaux.
En Roumanie, les citoyens ont conservé la méfiance qu’ils éprouvaient au cours de l’époque soviétique à l’égard des médias officiels. Dans ce pays, TikTok compte neuf-millions d’utilisateurs sur une population de dix-neuf-millions d’habitants. Ce qui fait que l’immense majorité de la population adulte du pays utilise TikTok comme source principale d’information au sujet de l’actualité.
En lui interdisant de faire campagne sur TikTok, la justice roumaine l’oblige donc à faire campagne par le biais des médias traditionnels, contrôlés par l’élite politico-médiatique du pays.
Le 6 mars, la Cour européenne des droits de la personne rend finalement son jugement dans l’affaire Georgescu. La Cour estime que le droit à des élections libres et démocratiques n’est pas garanti dans le cas d’une élection présidentielle. Et pourquoi donc ? Parce qu’en Roumanie (tout comme en France), la présidence ne fait pas partie du ‘corps législatif’ du pays.
Selon DeepSeek, l’expression ‘corps législatif’ désigne l’ensemble des institutions ou des organes qui ont pour fonction principale de rédiger, de discuter et de voter les lois. Concrètement, il s’agit du parlement lorsque celui-ci se transforme en législateur, c’est-à-dire lorsque les députés et sénateurs adoptent des lois.
Au Québec, seule l’Assemblée nationale fait partie du ‘corps législatif’. À Ottawa, il est constitué de la Chambre des communes et du Sénat.
Le 9 mars, la Commission électorale de Roumanie — dont le rôle est de s’assurer du bon déroulement des élections — plante le dernier clou dans le cercueil de la candidature de Călin Georgescu; il se voit carrément interdire de se porter candidat à l’élection présidentielle. Une décision confirmée deux jours plus tard par la Cour constitutionnelle.
Les principaux pouvoirs présidentiels
Incarnation de l’État roumain, le président est le garant de l’indépendance nationale, de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays en vertu de l’article 80 de la Constitution.
Son rôle est de veiller au respect de la Constitution et au bon fonctionnement des autorités publiques.
Comme la Chambre des députés et le Sénat, le président peut intenter des poursuites pénales à l’encontre de ministres pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions. En pareil cas, le président possède le pouvoir de les suspendre, mais pas de les démettre.
Sur recommandation du Conseil supérieur de la Magistrature, le président nomme les juges et les procureurs du pays. À la Cour constitutionnelle, le président nomme trois juges de son choix sur les neuf que compte ce tribunal.
Avant de promulguer une loi adoptée par le parlement, le président peut demander à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur sa constitutionnalité.
Après consultation du parlement, le président peut demander au peuple d’exprimer, par référendum, sa volonté au sujet des problèmes d’intérêt national.
Au nom du pays, le président signe les traités internationaux négociés par le Conseil des ministres et les soumet au parlement pour ratification.
Il est le commandant des forces armées et remplit la fonction de président du Conseil suprême de défense du pays. À ce titre, il promeut les grades de maréchal, de général et d’amiral aux soldats qui le méritent.
En cas d’agression armée dirigée contre le pays, le président prend les mesures nécessaires pour repousser l’agression et en informe immédiatement le parlement (ou le convoque immédiatement s’il n’est pas en session).
Exceptionnellement, le président peut invoquer l’état d’urgence dans tout le pays ou sur une partie de son territoire.
L’article 100 de la Constitution accorde au président le pouvoir d’adopter des décrets qui ont force de loi.
Bref, le président de Roumanie est détenteur de pouvoirs importants.
Conclusion
Pour les fins de la discussion, supposons que Călin Georgescu est coupable de tout ce qu’on lui reproche et qu’effectivement il a bénéficié d’une campagne de soutien de la Russie.
La question fondamentale à se poser est la suivante : est-ce que les résultats du scrutin représentent la volonté du peuple roumain ?
Le reste peut avoir de l’importance. Mais c’est secondaire.
Au Québec, lorsqu’un candidat ou une formation politique enfreint la loi électorale ou la loi concernant le financement des partis politiques, le contrevenant est soumis à l’amende.
Chez nous, le scrutin serait annulé seulement s’il était l’objet d’une fraude massive. Autrement dit, si ses résultats étaient contraires à la volonté populaire. Ce qui n’est jamais arrivé.
En Roumanie, les tribunaux ont le pouvoir d’annuler un scrutin lorsqu’elles estiment que des acteurs étrangers ont eu une ‘mauvaise influence’ sur le peuple. Ce peuple si influençable…
Plus grave encore, dans l’ensemble de l’Union européenne, le droit souverain des peuples à choisir leurs dirigeants — ce qui constitue le fondement même de la Démocratie — n’est pas garanti.
En effet, la justice européenne est dotée du pouvoir absolu de nier aux peuples leur droit à des élections libres et démocratiques. Ce qu’elle n’a pas hésité à faire en Roumanie.
Références :
Algorithmic Influence on Elections: Insights from Romania’s Case Study
Călin Georgescu
Constitution de la Roumanie
Decision: Călin Georgescu against Romania
Décision du Parlement européen sur la constitution, les compétences, la composition numérique et la durée du mandat d’une commission spéciale sur le «bouclier européen de la démocratie»
Décision d’annuler le processus électoral (en roumain)
Digihumanism unveils massive astroturfing on TikTok biaising the Romanian presidential elections
Élection annulée, manifestations : le chaos politique s’intensifie en Roumanie
Élection présidentielle roumaine de 2024
From Underdog to Contender: The Rise of Călin Georgescu in the Polls
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Rejet par la Cour européenne des demandes de Călin Georgescu concernant l’annulation de l’élection présidentielle
Roumanie
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Compléments de lecture :
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