Introduction
C’est en 1895 que les frères Lumières ont inventé un appareil capable d’enregistrer et de projeter un film.
Le 19 mars de cette année-là, les deux frères réalisèrent à Lyon le premier documentaire, intitulé ‘La Sortie d’usine’. Ce court-métrage muet fut projeté à Paris trois jours plus tard.
À l’été de 1895, ils réalisèrent le premier film de fiction, ‘L’Arroseur arrosé’.
Convaincus que le succès de leur invention ne durerait pas, les frères Lumières formèrent rapidement des opérateurs qu’ils s’empressèrent d’envoyer partout autour du globe.
L’un d’eux fut Gabriel Veyre, arrivé à Cuba en 1896.
Et justement parce que l’engouement pour les ‘photos animées’ devait être éphémère, personne ne jugea opportun de créer des lieux qui leur seraient exclusivement consacrés.
Alors on projetait les films en plein air dans des fêtes foraines, parmi les attractions de cirques ambulants ou dans de petits théâtres temporaires en bois érigés dans des lieux publics.
C’est là qu’Atlas Bidel, à seize ans, voit un film pour la première fois.
L’enfance d’Atlas Bidel
Atlas Bidel était issue de la branche la moins prestigieuse d’une dynastie circassienne.
François Bidel, son grand-père, était dompteur de fauves. Il possédait la Grande ménagerie Bidel. Celle-ci comptait des lions, six tigres royaux, quinze panthères noires, dix ours, sept hyènes, trois chameaux, de même que des loups, des singes et des perroquets.
Ce cirque animalier prestigieux parcourait l’Europe et se produisit devant plusieurs têtes couronnées, dont Alphone XII en Espagne.
Le fils de François Bidel (prénommé Atlas, comme le sera son fils) était acrobate et donnait des numéros de foire dans le Languedoc et les Cévennes. Son épouse était charmeuse de serpents.
Il formait un duo avec son frère à lui, Hercule : Atlas-père était porteur et Hercule, voltigeur. Le duo se sépara quand le premier surprit sa femme au lit avec le second.
Alors qu’Hercule et son amante partaient de leur côté, les deux Atlas (le père et le fils) partirent du leur. Mais séparés, les deux couples gagnent difficilement leur vie.
Le village de Saint-Hippolyte-du-Fort est situé à quarante kilomètres de Montpellier. Ses habitants portent le gentilé de Cigalois. C’est de passage dans ce village que les deux Atlas découvrent qu’Hercule Bidel s’est recyclé en cinéaste forain. Ce qui, à l’époque, nécessitait peu d’investissement.
Atlas-fils a seize ans. C’est la première fois qu’il assiste à une représentation cinématographique. Et pour lui, c’est une révélation.
Si les cinéastes forains ont contribué au succès du cinéma, ils en furent les premières victimes puisqu’au tournant du siècle, on commença à projeter les films dans des théâtres et dans des salles paroissiales transformées en salles de cinéma.
Recommencer sa vie
Le Catalan Antonio Rosalès était un ami d’Atlas-fils dont le frère, installé à La Havane, l’implorait de s’expatrier à Cuba pour y faire fortune puisque le cinéma y rencontrait un immense succès.
Tentés par l’aventure, Atlas-fils et son ami s’achètent en 1900 une caméra, quelques films, de même qu’un phonographe Céleste de Pathé (pour l’accompagnement musical) et s’embarquèrent pour La Havane.
Mais ils n’y rencontrèrent pas le succès escompté. Gabriel Veyre, arrivé quatre ans plus tôt, s’était constitué un répertoire typiquement cubain d’actualités cinématographiques. C’est ainsi qu’il a réalisé le premier court-métrage de l’histoire du pays, Un simulacre de bombero (en français, Un exercice d’incendie).
De leur côté, les deux nouveaux venus ont de vieux films européens qu’ils projettent çà et là dans des cafés, des salles de jeux clandestins et dans des entrepôts de tabac.
À Cuba, Atlas Bidel a pris le surnom de Pistelli (le nom de famille à la naissance de sa mère).
La capitale de tous les plaisirs
En 1902, lorsque les États-Unis mettent fin à leur occupation militaire de l’ile, Cuba est sans administration étatique compétente. La Havane est alors une zone de non-droit où règne le crime organisé.
La capitale est partagée en deux groupes mafieux; le clan des Catalans et celui des Basques. Ce n’est que bien plus tard qu’ils seront délogés par la pègre américaine (dont le règne durera jusqu’à la Révolution cubaine).
Le frère d’Antonio Rosalès évolue dans la pègre catalane. Beaucoup de ses ressortissants viennent du département français des Pyrénées-Orientales.
Ce ne sont pas les seuls Français à La Havane. Émilie Bernard, d’origine normande, y tient un bordel. Elle engage Pistelli comme rabatteur, c’est-à-dire responsable du recrutement des prostituées.
Cela tombe bien puisqu’en plus du français (qu’il utilise avec la patronne), il parle l’espagnol (essentiel pour le recrutement) et le catalan (utile pour négocier l’embauche de prostituées ‘appartenant’ à des souteneurs de la pègre catalane).
1902 est une année charnière pour l’histoire du cinéma cubain. Pistelli a l’idée de tourner de petits clips dénudés et frivoles au cours desquels les pensionnaires les plus délurées de l’établissement dévoilent en partie ou en totalité leurs charmes.
Ces courts-métrages dits ‘galants’ sont projetés sur les murs de l’établissement et permettent aux clients émoustillés d’effectuer leur choix en toute connaissance de cause.
Le succès est tel que toutes les maisons closes de la ville veulent que Pistelli tourne des films pour elles. Ce qui implique de délicates négociations avec les établissements protégés par le clan basque.
Du jour au lendemain, Pistelli n’est plus le cinéaste de trop dans la ville; il en est la nouvelle coqueluche.
Il établit un studio où évoluent des actrices dont le jeu s’améliore de film en film. Et puisque ses scénarios sont de plus en plus sophistiqués, Pistelli embauche un décorateur pour construire des décors et même une couturière puisque les personnages de ces films sont des clients de diverses origines — curés, notables, domestiques, etc.— qu’on doit caractériser par l’habillement.
La naissance du porno
Pour être en avance sur des concurrents qui s’installent dans l’ile, Pistelli ose tourner de véritables scènes de sexe. Si les prostituées y sont plus ou moins nues, leurs clients s’affairent néanmoins en conservant leurs sous-vêtements ou leur chemise de nuit.
C’est ainsi que Pistelli, premier cinéaste érotique de l’histoire, crée le cinéma porno. Il fait de Cuba le premier pays (chronologiquement) où des films pour adultes sont produits, mais également le principal exportateur mondial de ce genre cinématographique. Un titre que Cuba conservera jusqu’à la Révolution.
Tout comme aujourd’hui, ces films rejoignaient toutes les classes sociales. Le jeune roi Alphone XIII d’Espagne, grand admirateur de Pistelli, lui commanda confidentiellement un film osé, basé sur un scénario de son cru, et dans lequel tous les personnages, assez nombreux, le font à tour de rôle.
Cinéma Campo Amor
Afin de faire fructifier son capital et diversifier ses activités, Pistelli décide de transformer un ancien théâtre (El Capitolio) et d’en faire une salle exclusivement dédiée au cinéma : c’est le Campo Amor (ou Champ d’Amour), aujourd’hui en ruine.
D’une capacité de 1 500 places, le Campo Amor ouvre ses portes le 15 aout 1917 par la projection du film américain Intolérance, dont la première avait eu lieu à New York le 5 septembre de l’année précédente.
Film à grand déploiement, ce film avait été le plus dispendieux jusque là.
La programmation ‘ordinaire’ du Campo Amor comprenait essentiellement les meilleurs films muets internationaux, accompagnés d’un grand orchestre de musique cubaine. Chaque projection était précédée de numéros de variété.
Les fins de semaine, le cinéma présentait en après-midi des films familiaux.
Pilier de la vie culturelle cubaine, Pistelli poursuivait d’autre part ses activités de réalisateur de films pornos afin de répondre à la demande des maisons closes de la ville.
La fin de Pistelli
Aperçu du cimetière Christophe-Colomb
En 1922, le meilleur ami de Pistelli, Antonio Rosalès, est tué par un homme de main de la pègre basque.
À l’enterrement prévu au cimetière Christophe-Colomb, le clan basque projette de s’y cacher afin de massacrer leurs ennemis catalans.
Mais une prostituée qui évoluait dans les deux milieux en informe le clan catalan qui s’arme en conséquence.
Au cours de la cérémonie, ce qui devait arriver arriva.
Pistelli est atteint mortellement; derrière une stèle de marbre de Carrare, il agonise pendant que les balles fusent de partout.
C’est ainsi que se termine la carrière sulfureuse d’Atlas Bidel, ce réalisateur français qui marqua les deux premières décennies de l’industrie cinématographique cubaine.
Référence : Le Campo Amor de la Havane
Détails techniques : Olympus OM-D e-m5, objectif Lumix 12-35mm F/2,8
1re photo : 1/400 sec. — F/2,8 — ISO 200 — 13 mm
2e photo : 1/400 sec. — F/6,3 — ISO 200 — 18 mm