La Géorgie sur la voie d’un coup d’État (2e partie)

Publié le 14 décembre 2024 | Temps de lecture : 13 minutes

La Charte géorgienne

Depuis sa dernière réforme constitutionnelle, la Géorgie est gouvernée par un système parlementaire où la présidence n’a plus qu’un rôle cérémonial… sauf en cas de crise politique majeure.

En mai dernier, à l’occasion de la fête nationale géorgienne, la présidente actuelle, Salomé Zourabichvili, a rendu publique une ‘Charte géorgienne’ qu’elle a conçue et à laquelle elle invitait les partis politiques géorgiens à adhérer.

Aux élections législatives de 2024 (qui se sont tenues entretemps), si le peuple géorgien avait élu majoritairement des partis signataires de cette Charte, ceux-ci s’engageaient à ce que leurs députés adoptent la législation nécessaire à la réalisation des trois objectifs suivants :
• l’abrogation de toutes les lois géorgiennes qui sont contraires aux directives européennes,
• l’amnistie accordée à toutes les personnes condamnées pour des délits commis lors des manifestations de 2024, et
• la purge politique du système judiciaire.

La constitution géorgienne prévoit qu’à l’issue des législatives, la présidente du pays confie au chef du parti qui a obtenu le plus de votes (ou à une coalition qu’il a formée) le soin de nommer ses ministres et ainsi former le gouvernement.

En vertu de la Charte, si les partis politiques signataires avaient pris le pouvoir, ils auraient renoncé à former le gouvernement. Celui-ci aurait été formé de technocrates nommés par la présidente du pays.

Ce gouvernement ‘intérimaire’ aurait dirigé le pays pendant quelques mois, le temps de réaliser la Charte, à l’issue duquel de nouvelles élections législatives auraient eu lieu.

À la section ‘Un différent type de gouvernement’, la Charte statuait ceci :

« Ce sera un tout nouveau modèle de gouvernement. Ce ne sera pas un gouvernement composé de partis politiques, mais de membres distingués, sélectionnés et professionnels de la société. Le processus de constitution du gouvernement sera mené en coordination avec la Présidente.»

Dans la formation du Conseil des ministres, la présidence s’accordait un pouvoir de ‘coordination’ sans qu’on sache très bien qui aurait le dernier mot entre elle et le parlement.

Un mois après l’annonce de cette Charte, tous les partis d’opposition y avaient adhéré, sauf le parti Pour la Géorgie (arrivé en cinquième place des élections législatives).

Tout en se disant d’accord avec les objectifs de la Charte, ce parti a refusé de la signer en raison de sa réticence à l’égard de la formation de ce gouvernement temporaire de technocrates dont la durée aurait pu s’éterniser.

Jusqu’ici, Mme Zourabichvili a refusé de préciser si les technocrates qu’elle nommerait à des postes ministériels seraient des citoyens du pays ou des experts étrangers (Européens ou Américains, par exemple).

Bref, cette Charte — dont les dispositions sont contraires à la constitution du pays — avait toutes les apparences d’un coup d’État déguisé.

Au lieu que la Géorgie soit gouvernée par un premier ministre et des ministres élus par le peuple, le pays aurait été dirigé par des ‘experts’ qui n’ont aucune légitimité populaire.

Une première manche ratée

Puisque les partis soutenant la Charte n’ont pas été élus majoritairement, il sera impossible de modifier la constitution du pays pour donner à la présidente les pouvoirs qu’elle réclame pour réaliser son coup d’État.

Déçue, celle-ci manquait de mots pour qualifier le scrutin : ‘violations généralisées’, ‘système sophistiqué de fraudes’, ‘falsification totale’, ‘opération spéciale russe’, ‘guerre hybride contre le peuple géorgien’, etc.

Affirmant publiquement détenir des preuves irréfutables de fraudes électorales, la présidente a néanmoins refusé de les dévoiler au procureur chargé d’enquêter à ce sujet.

Elle s’est toutefois adressée à la Cour constitutionnelle afin de faire invalider les résultats du scrutin. On présume que c’est là qu’elle soumettra ses preuves.

En principe, cette cause devrait empêcher la réunion du nouveau parlement jusqu’à la décision du tribunal.

Cela n’est pas de nature à paralyser l’État puisque le gouvernement sortant est habilité à diriger le pays par décrets jusqu’à ce que le nouveau gouvernement puisse se réunir.

D’après ce que je comprends de l’actualité géorgienne, il semble que le parti au pouvoir a plutôt choisi de convoquer le parlement en passant outre le refus de la présidente de s’acquitter de ses devoirs en vertu de l’article 38 de la Constitution.

L’appui du parlement européen

Préambule : Pour comprendre ce qui suit, rappelons que l’Union européenne (UE) est dirigée par un parlement qui siège à Strasbourg, un exécutif (la Commission européenne) qui siège à Bruxelles, et par un Conseil européen qui réunit quatre fois par année les chefs d’État des 27 pays membres de l’UE.

Après avoir signé un accord d’association en 2014, et après avoir rempli une bonne partie des conditions préalables, la Géorgie a déposé officiellement sa candidature d’adhésion à l’Union européenne (UE) le 3 mars 2022.

Cette demande est d’abord refusée le 17 juin 2022, puis acceptée le 14 décembre 2023.

Toutefois, en juin 2024, le Conseil européen a décidé de geler le processus d’adhésion de la Géorgie à l’UE en raison de la loi adoptée par ce pays au sujet de la transparence de l’influence étrangère.

Pourtant, les États-Unis ont une loi semblable depuis 1938 : c’est la Foreign Agents Registration Act. Le Canada a adopté une loi similaire en juin 2024, soit la loi C-70. La France a fait de même, le mois suivant avec sa loi No 2024-850.

Depuis, les relations entre la Géorgie et l’UE se sont envenimées.

Lors des élections législatives d’octobre dernier, le parti Rêve géorgien a fait campagne, entre autres, en faveur des ‘valeurs géorgiennes’, en opposition aux valeurs jugées décadentes de l’Occident. Ce qui n’est rien pour plaire à l’UE.

À l’issue du scrutin, en dépit du rapport préliminaire indulgent de la mission d’observation internationale (dont nous avons parlé plus tôt), le parlement européen a adopté le 28 novembre une résolution rejetant les résultats des élections législatives géorgiennes.

Le jour même, le premier ministre géorgien gelait le processus d’adhésion à l’UE jusqu’en 2028, déclenchant aussitôt une nouvelle vague de protestations dans la capitale.

Plus tôt cette semaine, une délégation de six parlementaires européens ont participé à une marche de protestation contre le gouvernement. De plus, ils ont officiellement rencontré Salomé Zourabichvili.

On peut présumer, par exemple, que si des congressistes américains avaient non seulement contribué (comme ils l’ont fait) au financement du Convoi de la liberté à Ottawa, mais s’était rendus sur place pour se joindre aux contestataires, Ottawa les aurait accusés de s’immiscer dans les affaires intérieures du Canada et d’y susciter la révolte…

L’appui de la diplomatie française

À la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, Mme Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, n’a pas été invitée. Par ordre d’Emmanuel Macron.

Mais parmi la quarantaine de chefs d’État qui l’ont été, se trouvait Mme Salomé Zourabichvili, en tant que représentante de la Géorgie. Ce qui est conforme au protocole.

Ce qui l’est moins, c’est l’importance démesurée qui lui a été accordée dans l’attribution des places. Dans un pays comme la France, toute dérogation aux règles protocolaires prend une importance considérable.

Normalement, Donald Trump aurait dû être entouré, en ordre décroissant, par les plus importants alliés des États-Unis. Or Mme Zourabichvili a été placée dans la rangée derrière lui, à deux mètres sur sa gauche.

Salomé Zourabichvili et Donald Trump à la cathédrale Notre-Dame de Paris

Profitant d’un instant où elle se trouvait dans son champ de vision, Mme Zourabichvili s’est dressée de son siège et s’est penchée vers le président américain pour prendre l’initiative de se présenter à lui.

Ce qui, strictement, constitue un incident diplomatique mineur; on ne décide pas de se présenter à l’homme le plus puissant du monde; on attend de lui être présenté.

Contrairement à Volodymyr Zelensky — qui a obtenu une rencontre en tête-à-tête avec Donald Trump en présence d’Emmanuel Macron — Mme Zourabichvili a rencontré quelques instants Donald Trump un peu avant le diner d’État (note : au Québec, le repas du soir est appelé souper). Ce repas fut servi aux dirigeants politiques venus pour l’occasion.

Sur son compte X, Mme Zourabichvili a affirmé avoir eu une discussion ‘profonde’ avec Donald Trump au sujet des élections volées en Géorgie et de la répression violente des manifestations pro-européennes.

Salomé Zourabichvili et Donald Trump au palais de l’Élysée

Les traits tirés par le décalage horaire et l’estomac vide, le président américain était certainement bien disposé à une discussion profonde au sujet d’un petit pays dont il ignore probablement dans quelle partie du monde il est situé.

Cela devait tellement l’intéresser…

L’importance considérable que la diplomatie française a accordée à la présidente de la Géorgie contribue à son image d’égérie de la démocratie géorgienne alors qu’en réalité, l’objectif qu’elle poursuit est d’y provoquer un coup d’État.

Mardi dernier, à l’occasion d’une conversation téléphonique avec Bidzina Ivanishvili (l’éminence grise du régime), Emmanuel Macron a exigé la libération des manifestants qui, selon lui, ont été arrêtés arbitrairement.

De plus, il a condamné la violence exercée contre les protestataires par les forces de l’ordre. Une violence qui, entre nous, n’est pas différente de celle qu’il a exercée contre les Gilets jaunes dans son propre pays.

Dans une vidéo publiée aujourd’hui sur YouTube, Emmanuel Macron a invité le peuple géorgien à reprendre en main son destin, ce qui est une manière à peine voilée de les appeler à la révolte, voire à la révolution.

La situation au 14 décembre 2024

Plus tôt aujourd’hui, un Collège électoral (formé de 150 députés et de 150 représentants régionaux) a nommé le successeur de Salomé Zourabichvili. Le mandat de la présidente sortante se termine officiellement dans deux semaines.

Mais celle-ci n’entend pas quitter son poste. Considérant que le nouveau parlement est illégitime parce qu’issue d’une fraude massive, la présidente estime que les 150 députés qui composent la moitié du Collège électoral n’ont pas le pouvoir de participer au choix de son successeur.

Celle-ci a déclaré : « Tant qu’il n’y aura pas de nouvelles élections et un parlement qui élira [mon successeur] selon de nouvelles règles, mon mandat se poursuivra [au-delà de son terme légal, le 29 décembre 2024].»

Le résultat, c’est que la Géorgie se retrouve avec deux présidents qui, chacun, invoque sa légitimité.

Même si de nombreux manifestants entendent servir de boucliers humains pour empêcher les forces de l’ordre d’expulser Salomé Zourabichvili du Palais présidentiel, il est douteux qu’ils puissent protéger l’édifice jour et nuit à l’approche du temps des Fêtes.

Salomé Zourabichvili est, de loin, la personnalité la plus populaire parmi celles opposées au gouvernement. Si elle ne s’enfuit pas à l’Étranger, le gouvernement sait que l’emprisonner (sous l’accusation de sédition, par exemple) et l’empêcher de communiquer avec l’extérieur de sa cellule est la manière la plus facile de décapiter l’opposition.

Par contre, si des puissances étrangères organisent en Géorgie un massacre comme celui survenu à Kyiv en 2014, ils provoqueront une indignation populaire qui sera analogue à celle qui a chassé du pouvoir le président pro-russe, élu démocratiquement en Ukraine.

Si cela devait être le cas, Salomé Zourabichvili sera la personne la plus crédible pour diriger le pays et reviendra au pouvoir auréolée de gloire.

La question n’est donc plus de savoir quand la Géorgie sera le théâtre d’un coup d’État mais qui le commettra.

Références :
Constitution of Georgia
Election en Géorgie : « Deux présidents vont revendiquer leur légitimité », s’inquiète le constitutionnaliste David Zedelachvili
En Géorgie, les manifestants sont prêts « à défendre physiquement » la présidente Salomé Zourabichvili, qui refuse de remettre son mandat
Entretien avec Bidzina Ivanichvili, Président honoraire du Rêve géorgien
EU Parliament delegation visits Georgia and marches with pro-EU protesters
EU halts Georgia’s accession to the bloc, freezes financial aid over much-criticized law
Georgian Charter: President Proposes Unified Goals for Short-Term Parliament, Technical Government
La Géorgie repousse à 2028 son objectif d’entrée dans l’UE, sur fond de crise électorale
Le Coche et la Mouche
Législatives en Géorgie : la présidente refuse une convocation du parquet, qui a ouvert une enquête pour « falsification présumée » des élections
L’engrenage ukrainien
Macron Scolds Ivanishvili, Calls for Inclusive Dialogue
Message vidéo du Président de la République au peuple géorgien (transcription écrite)
Monsieur le Président Emmanuel Macron – Message aux Géorgiens (vidéo)
Opposition Parties Sign Georgian Charter
President Says She Will Present Technical Government Before Elections, Calls on Signatories to Fully Follow Georgian Charter’s Letter
Procédure d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne
Résumé de géopolitique mondiale (1re partie)
Speech Delivered by H.E. Salome Zourabichvili
Ukraine : l’histoire secrète de la révolution de Maïdan
Zbigniew Brzeziński

Pour consulter en ordre chronologique tous les textes de cette série consacrée à l’histoire récente de la Géorgie, veuillez cliquer sur ceci.

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2 commentaires à La Géorgie sur la voie d’un coup d’État (2e partie)

  1. André joyal dit :

    Je suis mêlé : «Salomé Zourabichvili est, de loin, la personnalité la plus populaire parmi celles opposées au gouvernement.»

    Donc elle serait à classer parmi les «bons» alors que de nombreux passages de votre texte me font croire qu’elle est dans la clan des «méchants»…

    • Jean-Pierre Martel dit :

      Au cours de l’année académique 1972-1973, Salomé Zourabichvili fut l’élève de Zbigniew Brzezinski à l’université américaine de Columbia. Je la soupçonne d’être devenue une agente de la CIA.

      En refusant de s’acquitter de ses devoirs constitutionnels (nommément la convocation du nouveau parlement qu’elle estime illégitime), Salomé Zourabichvili provoque sciemment une crise constitutionnelle qui a été résolue parce que le parti au pouvoir a passé outre son blocage.

      L’ex-présidente s’accroche au pouvoir parce qu’elle a espoir d’imposer au pays — hors du cadre constitutionnel, mais conformément à sa Charte — un régime présidentiel qu’elle dirigerait, entourée de technocrates (étrangers?) qu’elle nommerait ministres.

      Une fois qu’on aura purgé le système judiciaire conformément à sa Charte, Salomé Zourabichvili sera détentrice du pouvoir absolu en Géorgie.

      Elle sera alors en position pour amener ce pays en guerre avec la Russie (en voulant reconquérir l’Ossétie du Sud, par exemple), réalisant l’objectif de l’Otan d’ouvrir un deuxième front pour affaiblir la Russie maintenant que l’Ukraine, épuisée, n’en peut plus.

      Bref, s’il y a des méchants dans mon texte, Salomé Zourabichvili est l’incarnation absolue du mal, comme c’est le cas de tous ceux qui déclenchent ou qui cherchent à déclencher des guerres inutiles.

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