Les difficultés de l’approvisionnement militaire en 2022

Publié le 7 décembre 2023 | Temps de lecture : 7 minutes


 
Introduction

Le 4 décembre dernier, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) publiait son plus récent rapport annuel sur le marché de l’armement, soit celui pour l’année 2022.

Cette année-là, les cent plus grands fabricants ont vendu en matériel militaire pour 597 milliards$US, soit 3,5 % de moins qu’en 2021.

Une quantité colossale d’armement a été utilisée dans le cadre de la guerre à haute intensité menée par la Russie en Ukraine. Or ce qui a été en forte demande, ce sont des systèmes de défense aérienne, des munitions, des blindés, des lance-missiles et des drones.

Parmi les 21 compagnies aptes à fournir ce genre de matériel, les deux tiers ont connu une augmentation de leurs ventes. Les sept autres auraient connu le même sort, n’eût été leurs problèmes de production.

Aux États-Unis

De ces cent plus grands fabricants, 42 sont américains. Ils représentent 51 % de tout l’armement vendu à travers le monde. La baisse de leurs chiffres d’affaires a été en moyenne de 7,9 %.

En effet, malgré l’afflux des commandes, le complexe militaro-industriel américain s’est avéré incapable de maintenir sa production. Et ce, pour trois raisons :
• la difficulté de recruter de la main-d’œuvre qualifiée,
• les perturbations des chaines d’approvisionnement, et
• la flambée des couts.

À titre d’exemple, les ventes militaires de Boeing (quatrième producteur mondial) ont chuté de 19 % en 2022.

On s’attend à un rebond des ventes au cours des prochaines années, au fur et à mesure que les entreprises américaines surmonteront leurs difficultés.

De manière générale, les États-Unis se spécialisent dans la production minutieuse d’armement haut de gamme vendu en vertu de contrats s’étendant sur plusieurs années.

Ce qui fait que l’armement américain fabriqué en 2022 visait à satisfaire les commandes reçues bien avant le début de la guerre en Ukraine. Celle-ci a surtout profité aux pays plus prompts que le complexe militaro-industriel américain.

Dans le Sud global

Les 22 fabricants non occidentaux — d’Asie, d’Océanie et du Proche-Orient, à l’exclusion donc de la Russie — ont vu leur chiffre d’affaires augmenter de 3,1 % pour atteindre 134 milliards$US, démontrant ainsi leur capacité à répondre à une demande accrue dans des délais plus courts.

Pour la deuxième année consécutive, ils ont réalisé des ventes supérieures à celles de leurs concurrents européens.

La réactivité plus grande des fabricants asiatiques s’explique, entre autres, par le recours à des fournisseurs locaux ou régionaux, alors que les fabricants occidentaux conçoivent et assemblent leurs armes à partir d’une multitude de fournisseurs répartis à travers le monde. Ce qui les rend plus sujets aux bris d’approvisionnement.

Deuxième fabricant mondial d’armements, la Chine possède huit entreprises au classement SIPRI. Elles ont connu une augmentation de leurs ventes de 2,7 % (pour atteindre 108 milliards$US).

C’est au Proche-Orient (où se trouvent 7 des entreprises du palmarès) que la croissance des ventes a été la plus forte, soit 11 % (pour atteindre 17,9 milliards$US).

Les quatre entreprises turques ont enregistré une augmentation de leurs ventes de 22 % (pour atteindre 5,5 milliards$US). Le producteur turc des drones bon marché Bayraktar (qui ont fait fureur en Ukraine) est entré dans le palmarès SIPRI en raison de l’augmentation de 94 % de son chiffre d’affaires.

La croissance des ventes israéliennes (trois fabricants au Top 100) a été de 6,5 % pour atteindre 12,4 milliards$US.

Pour terminer, les ventes indiennes se sont accrues de 7,4 % (à 6,4 milliards$US).

En Europe

Les 26 entreprises européennes qui font partie de ce classement ont vu leurs ventes augmenter de seulement 0,9 %, pour atteindre 121 milliards$US.

Les sept compagnies britanniques qui apparaissent dans le palmarès de SIPRI ont été plus chanceuses, avec une croissance des ventes de 2,6 % (à 41,8 milliards$US).

Les ventes d’armement ont essentiellement augmenté en provenance des pays qui produisent ce qui était nécessaire à la guerre d’usure à haute intensité menée en Ukraine, soit l’Allemagne, la Norvège et la Pologne.

Depuis des années, la Pologne se dote d’un complexe militaro-industriel efficace et moderne. À cette fin, elle y investit des sommes colossales, soit annuellement près de quatre pour cent de son PIB.

Ce pari sur la guerre s’est avéré payant puisqu’en 2022, la société d’État PGZ (Polska Grupa Zbrojeniowa) — qui regroupe toutes les usines d’armement du pays — a augmenté son chiffre d’affaires de 14 %.

Cédant aux pressions américaines, l’Allemagne s’est brutalement sevrée du gaz fossile russe en 2021. Du coup, ce pays a envisagé de limiter l’approvisionnement énergétique de son industrie lourde pour l’hiver suivant (celui de 2022-2023). Une crainte qui s’est avérée superflue en raison d’une saison froide anormalement douce.

Dans l’insécurité quant à leur approvisionnement, les industriels allemands ont hésité à augmenter leur production. C’est pourquoi leurs ventes n’ont augmenté que de 1,1 % en 2022.

La délocalisation de la production industrielle

En économie, on distingue trois secteurs.

Le secteur primaire est celui qui est lié à l’exploitation des ressources naturelles : agriculture, forêt, pêche, mines et gisements. Le secteur secondaire est lié à la transformation industrielle de la production du secteur primaire. Le secteur tertiaire est celui des services : banques, finance, assurances, services juridiques, etc.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis possédaient la moitié de la puissance industrielle mondiale. Entre autres, parce que l’Europe venait de se faire harakiri.

Au cours des décennies suivantes, les pays occidentaux ont privilégié la croissance de leur secteur tertiaire.

À l’époque, beaucoup d’intellectuels faisaient un rapprochement entre la Révolution industrielle et celle qu’ils anticipaient pour demain.

La première a provoqué l’émergence des pays industrialisés aux dépens des pays agricoles. Et dans le futur, croyait-on, les pays riches seront ceux qui auront développé leur secteur tertiaire parce que c’est celui à la plus forte valeur ajoutée.

D’où l’idée de délocaliser vers les pays pauvres (mis en concurrence les uns contre les autres) la production de biens concrets en raison des marges bénéficiaires limitées qu’ils génèrent.

Ce qui, en temps de guerre, pose un problème majeur. En effet, c’est le secteur secondaire (celui de la production industrielle) qui fournit l’essentiel de l’effort de guerre.

Il est beaucoup plus facile de transformer une chaine de montage automobile en chaine de montage d’obus que vouloir faire la même chose avec un cabinet d’avocats.

En d’autres mots, l’hypertrophie du secteur tertiaire dans les pays occidentaux nuit à leur aptitude à transformer rapidement leur économie en une économie de guerre.

C’est ce que démontre l’étude de SIPRI.

Ceci entraine d’importances conséquences géostratégiques, comme nous verrons dans le second texte de cette série.

Référence : L’augmentation du chiffre d’affaires issu des ventes d’armes du Top 100 du SIPRI impactée par des défis de production et des carnets de commandes remplis

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