Préambule
Voici l’histoire de deux familles voisines que nous appellerons les Caïn et les Abel.
La famille Caïn
À la fin des années 1980, lorsque les Caïn s’épousèrent, leur rêve était de s’aimer à jamais et de finir leurs jours entourés de la multitude de leurs petits enfants.
Le sort en décida autrement.
Leurs deux fils, de solides gaillards dotés d’un sale caractère, ne trouvèrent jamais de femmes capables de les endurer. Si bien que, devenus trentenaires, les fils Caïn vivent encore avec leurs parents.
Cliquez sur l’image pour l’agrandir
Il s’agit d’une maison unifamiliale à deux paliers (à gauche sur la photo) construite sur une rue paisible bordée d’une douzaine de maisons et située près de l’extrémité ouest de l’ile de Montréal.
Contrairement à la plupart de ses maisons voisines, celle-ci n’est pas dotée d’une piscine à l’arrière. Toutefois, elle est entourée de beaux arbres matures qui apportent une fraicheur bienvenue par temps de canicule.
Des douze maisons qui bordent la rue, neuf abritent des enfants. Ceux-ci se connaissent tous, s’invitent les uns les autres à des ‘pizza parties’ ou à se baigner dans la piscine.
La rue est tellement peu fréquentée que la municipalité n’a pas jugé bon la border de trottoirs.
Deux écoles primaires, une garderie et un parc se trouvent à proximité.
Pour le père Caïn et son épouse, il est impossible de prendre l’auto sans croiser des parents qui se rendent à l’école en tenant leur enfant par la main, d’autres qui, dans leur bras, amènent leur tout-petit à la garderie quand ce n’est pas ceux qui s’amusent avec les leurs au parc.
Chaque fois, il s’agit pour les parents Caïn d’un douloureux rappel que leur lignée s’éteindra un jour.
Plus jamais, la mère Caïn ne respirera l’odeur de la peau de bébé qu’on sort du bain. Plus jamais elle ne fera oublier un cauchemar à un enfant en blottissant son petit corps chaud et humide contre le sien. Plus jamais en le chatouillant, elle le fera cabrer vers l’arrière en riant.
En somme, pour les parents Caïn, jamais ils ne réaliseront leur rêve d’être entourés de leurs petits enfants émerveillés les jours de fête ou de les avoir à eux seuls lorsque les parents veulent prendre un peu de répit.
Un proverbe ancien veut que le bonheur des uns soit toujours offensant aux yeux des malheureux.
C’est ainsi qu’au fil des jours, des mois et des années, les rires et les cris des enfants du voisinage sont devenus de plus en plus insupportables aux oreilles des Caïn.
Le pire fut à l’occasion du confinement décrété au début de la pandémie au Covid-19.
Privés d’école, les enfants du coin jouaient du matin ou soir dans la rue sous l’œil bienveillant de leurs parents, bien installés dans leurs chaises pliantes.
Depuis, les Caïn n’ont pas cessé de porter plainte à la police pour les nuisances qu’ils subissaient. Ces cris d’enfants qui les empêchaient de faire la sieste l’après-midi. Ces enfants qui violaient le Code de la route en jouant dans la rue. Etc.
Et puisque la police ne faisait rien, les Caïn ont décidé de prendre les grands moyens et de documenter leur cause; ils ont fait installer huit caméras de surveillance.
En mars et mai 2021, un des fils Caïn, Michael, en a installé quatre pour surveiller devant la maison familiale. Puis une autre sur le tableau de bord de chacune des voitures des parents Caïn. Une septième qui filme au travers de la vitre arrière de la voiture du père Caïn. Et la dernière, à haute résolution, sur son casque de moto.
De plus, Michael Caïn maintenait à jour un registre dans lequel il compilait les microagressions dont sa famille était victime. Chaque incident répertorié était complété de commentaires et d’opinions au sujet des voisins qui les persécutaient.
Quand les cris devenaient insupportables, les parents Caïn fermaient leurs fenêtres et démarraient le climatiseur… à défaut de passer l’aspirateur. Lorsqu’il était dans sa chambre à l’étage, un des fils Caïn haussait le son de la musique heavy métal pour se calmer…
De tout le voisinage, le plus détestable était monsieur Abel. Marié au début de la trentaine, ce professeur aimait se promener par temps doux accompagné de ses deux fillettes, âgées respectivement de 2 et de 4 ans.
Leurs cheveux tombaient sur leurs épaules en d’amples boucles blondes qui faisaient penser aux volutes de fumée blanche qui s’élevaient vers le ciel quand Abel (le personnage biblique) offrait des sacrifices à Dieu.
Puisque la cadette de ses filles se fatiguait vide, au lieu d’aller au parc, la famille Abel préférait déambuler sur leur rue, devant leur maison et celle des Caïn. Comme pour le faire par exprès.
Évidemment, de la fenêtre en saillie de leur grande maison, madame Caïn pouvait toujours détourner le regard. Mais pour voir quoi ? Ses deux fils mal rasés effoirés devant le téléviseur du salon ?
La fête du 25 mars 2021
De tous les jours de mars 2021, le 25 fut le plus beau.
Mais pour les Caïn, ce fut le plus pénible. Un véritable enfer.
Dans son témoignage assermenté, Michael Caïn décrit le chaos et l’anarchie qui régnait ce jour-là. Les voisins avaient décidé de tenir une grosse fête d’enfants en pleine rue. Les jouets trainaient partout. Et les parents bloquaient la circulation.
Toutefois, les clips vidéos qu’il a soumis au tribunal montrent autre chose.
Ce jour-là, on célébrait l’anniversaire d’un des enfants du voisinage. Sur la chaussée, des jeunes avaient dessiné à la craie un gâteau orné du texte “Joyeux 5e anniversaire”.
Sur une table dressée devant une maison parée de ballons et de décorations brillantes, on avait disposé à volonté des croustilles, des biscuits, des petits gâteaux, des jus et de l’eau.
Un peu plus loin, une fillette de quatre ans s’amusait sur sa trottinette sous la surveillance de ses parents assis sur l’allée de leur entrée de garage. Une allée que la fillette avait décorée de dessins à la craie.
À quelques mètres, neuf enfants souriants, âgés de 2 à 8 ans, chevauchaient leurs vélos ou leurs trottinettes. Tous casqués.
Sous la surveillance de leurs parents, d’autres enfants déambulaient ou se tiraillaient amicalement en profitant de l’air frais de la banlieue.
Ici et là sur les terrains, les derniers tas de neige fondaient au soleil.
L’assaut du 25 mars 2021
Quand madame Caïn rentre chez elle ce jour-là au volant de sa voiture, il est 17h41. Au moment de tourner à l’embouchure de la rue dont il question jusqu’ici, une fillette a commencé à la traverser en trottinette.
La mère Caïn klaxonne et emprunte la rue sans ralentir.
Dès qu’elle avait vu la voiture tourner, la fillette s’était empressée en titubant de se déplacer pour la laisser passer. Ce qui ne l’a pas empêchée d’être frôlée de justesse par celle-ci.
Dans un monde mou où plus personne ne respecte rien, les Caïn se voyaient comme des promoteurs de la loi et de l’ordre. Incompris et persécutés par leur entourage.
C’est ainsi que lorsqu’ils quittent ou reviennent à leur domicile, les Caïn klaxonnent pour que ces petits mal élevés se tassent du chemin (qui n’est pas fait pour eux) et afin qu’ils aillent jouer sur leurs propriétés respectives (où ils seraient plus en sécurité).
Et pour motiver les parents à s’occuper de leur marmaille, ils rasent leurs enfants sans ralentir à la vitesse maximale permise.
En dépit des conflits, l’enseignement des Caïn porte ses fruits.
Ce jour-là, par exemple, les vidéos montrent les parents qui s’empressent d’ôter leurs enfants du chemin.
Une heure plus tard, le père Caïn arrive en voiture. À cette heure (18h46), il ne reste plus que quatre enfants et trois pères sur la rue.
Immédiatement, tous se déplacent pour le laisser passer.
Pendant qu’il les frôle à vitesse maximale, il est au téléphone avec son épouse. « Regarde-moi ça. Regarde-moi ça. Encore tous au milieu de la route !», peste-t-il.
Dès qu’il débarque de sa voiture, deux des pères se dirigent vers lui pour lui signifier de ralentir lorsqu’il passe près de leurs enfants.
Le père Caïn, rouge de colère, pointe un doigt accusateur vers monsieur Abel (qu’il a frôlé quelques secondes plus tôt). Ce dernier lui tend une main ouverte pour lui signifier de se calmer.
Le père Caïn lui crie : “La prochaine fois, je vais les frapper” et poursuit en affirmant que si jamais cela arrive, ce sera la faute des parents qui laissent leurs enfants jouer n’importe où.
Arrivé sur les lieux, l’autre fils Caïn pousse brusquement monsieur Abel. Ce dernier s’éloigne plutôt que de répliquer.
Pendant ce temps, l’autre frère Caïn (Michael) est dans la maison, en train d’appeler la police. Arrivés sur les lieux, les policiers ne procèdent à aucune arrestation et ne déposeront aucune plainte.
La menace de mort du 18 mai 2021
Entre le 25 mars et le 18 mai, les relations entre les Caïn et les Abel — qui n’ont jamais été bonnes — se sont détériorées.
Alors que monsieur Abel déambule devant la maison des Caïn, Michael Caïn effectue des réparations sur le perron. Dès que ce dernier aperçoit monsieur Abel, il l’insulte et, levant son marteau-piqueur comme s’il s’agissait d’une mitraillette, lui dit : “T’es un homme mort.”
Ce à quoi monsieur Abel répond : “Va te faire…”, tout en lui adressant un doigt d’honneur de main droite. À la suite de quoi, il déplace ce doigt d’honneur horizontalement vers sa droite d’un air méprisant. Comme pour dire : “Dégage !”
Ce que confirme le clip vidéo soumis en preuve.
Mais Michael Caïn voit dans ce dernier geste un signe qui signifie ‘Je vais te trancher la gorge’. Il porte aussitôt plainte à la police pour menace de mort.
À l’issue de sa promenade, quand monsieur Abel entre chez lui, il est attendu par les policiers qui procèdent à son arrestation.
Prologue
En vertu du droit criminel, la Direction des poursuites criminelles et pénales (la DPCP) possède le pouvoir exclusif d’entreprendre des poursuites criminelles devant les tribunaux.
Elle le fait après avoir pris connaissance d’un rapport d’enquête accompagné d’une déclaration assermentée d’un policier affirmant qu’il a acquis la conviction profonde que la personne qu’il accuse est coupable du crime reproché.
Dans ce cas-ci, les policiers n’ont pas entendu la version contradictoire de monsieur Abel. Ils se sont basés exclusivement sur les accusations de Michael Caïn.
En réalité, les Caïn sont des ‘pisseux de vinaigre’ qui empoisonnent depuis des années l’existence des policiers du quartier par leurs plaintes répétées contre leurs voisins.
Entamer une cause à partir de leur témoignage sans trop chercher plus loin était une manière d’acheter la paix.
Évidemment, dans un monde parfait, ils ne devraient pas faire cela. Mais nous vivons dans un monde imparfait.
Lorsqu’ils transmettent une enquête bâclée à la DPCP, l’avocat chargé du dossier doit avoir suffisamment de discernement pour demander un supplément d’enquête. Ce qui ne fut pas fait.
Au tribunal, dès que Me Isabelle Major, procureure de la poursuite, entend le témoignage irréfutable de monsieur Abel, elle décide de ne pas le contre-interroger et invite elle-même le tribunal à l’acquitter de l’accusation qu’elle a portée contre lui.
Autrefois, n’importe quel juge aurait prononcé un non-lieu séance tenante et l’affaire se serait arrêtée là.
Mais, ces jours-ci, les juges s’ennuient.
En janvier 2022, Me Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec, a donné l’ordre aux juges de n’entendre les causes qu’un jour sur deux, l’autre devant être consacré à la rédaction de leurs décisions.
En Ontario et en Colombie-Britannique, les juges en Chambre criminelle consacrent en moyenne une journée sur cinq à la rédaction de leurs jugements.
En somme, le juge Rondeau veut que les juges sous son autorité consacrent 50 % de leur temps à écrire leurs jugements, plutôt que 20 % comme c’est le cas ailleurs.
Par le moyen d’une thrombose judiciaire provoquée artificiellement, la juge Rondeau veut forcer le ministre de la Justice du Québec à nommer des juges bilingues, même lorsque la connaissance de l’anglais n’est pas justifiée.
Voilà pourquoi elle a décrété une grève du zèle.
Pour meubler son temps, l’honorable Dennis Galiatsatos a décidé de prendre cette cause en délibéré et de rédiger un document de 26 pages pour justifier un non-lieu. Du jamais-vu.
Alors évidemment, dans cette longue dissertation aussi intéressante qu’inutile, on peut y voir ce qu’on veut.
Piétons Québec y a vu une reconnaissance juridique du droit des enfants de jouer dans la rue. Ah bon.
Soulignant l’absence de condamnation du professeur Abel pour avoir adressé un doigt d’honneur — ce dont il n’était même pas accusé — un grand nombre de quotidiens à travers le monde ont vu dans cette décision une légalisation du droit d’offenser.
Et un auteur de blogue y a vu une occasion de parler des grandeurs et des misères de la vie de banlieue…
Références :
Décision du tribunal
Giving the middle finger is a ‘God-given right’, Canadian judge rules
L’esprit de caste de la juge Lucie Rondeau
Un doigt d’honneur mérité
Un juge défend le droit des enfants de jouer dans la rue
Paru depuis : Accusé après un doigt d’honneur: il réclame 117 000$ aux autorités et à son voisin (2023-08-29)