La saisie fictive des avoirs d’oligarques russes au Canada

Publié le 10 mai 2022 | Temps de lecture : 5 minutes
Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères du Canada

Introduction

Par le biais de son ministère de l’Économie, la France a gelé pour 32 milliards$ d’avoirs russes dans l’Hexagone. La Belgique, pour 13,6 milliards$ sur son territoire. La Suisse, 8 milliards$. L’Italie, 1,4 milliard$. Le Canada, lui, ne le sait pas.

Non seulement on ne connait pas la valeur précise de ce qui aurait été gelé, mais la ministre des Affaires étrangères du Canada est incapable d’en donner une estimation grossière, une liste, ni même un seul exemple.

Le gouvernement fédéral possède sa propre police; c’est la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Interrogé par Radio-Canada, le porte-parole de la GRC a déclaré :

[il incombe à] tous les Canadiens de geler les avoirs et de suspendre des transactions en lien avec les personnes désignées par les sanctions économiques.

Autrement dit, la GRC s’en lave les mains. Alors les sanctions, cela concerne qui, au juste ?

Gel, saisie et expropriation

Lorsque des avoirs sont gelés, leur détenteur en perd temporairement l’accès. Mais il en demeure le propriétaire.

Par le biais de pouvoirs conférés par une loi à un ministre — celui de la Justice ou celui de l’Économie, par exemple — l’État peut saisir des biens sans avoir à obtenir l’autorisation préalable d’un tribunal.

Toutefois, la saisie par l’État n’est que la première étape d’une expropriation. Après la saisie, l’État doit obligatoirement s’adresser aux tribunaux pour que les biens saisis deviennent des propriétés de l’État et que ce dernier puisse en disposer à sa guise.

Si ce bien nécessite des soins particuliers — comme c’est le cas d’un yacht de luxe — son entretien devient à la charge de l’État au cours de la période de saisie qui précède l’expropriation.

De plus, s’il s’avère que le ministre a abusé de ses pouvoirs, non seulement le bien sera restitué à son propriétaire, mais ce dernier pourra s’adresser aux tribunaux pour que l’État paie les dommages causés à sa propriété, le cas échéant.

Les assisses légales des sanctions canadiennes

Normalement, les tribunaux canadiens ne sanctionnent que des infractions qui répondent aux deux critères suivants. Premièrement, il doit s’agir d’infractions à des dispositions législatives en vigueur au pays. Et deuxièmement, l’infraction doit avoir été commise en sol canadien.

Toutefois, en 1992, le gouvernement canadien a adopté une loi d’exception appelée Loi sur les mesures économiques spéciales.

Celle-ci donne au fédéral le pouvoir de décréter la saisie en sol canadien de tout bien détenu par un État étranger ou une personne qui ne réside pas habituellement au Canada.

Ces jours-ci, le parlement canadien étudie deux projets de loi qui visent à étendre la portée de cette loi en y ajoutant un droit fédéral de confiscation et de liquidation (c’est-à-dire de revente).

L’adoption de ces amendements devrait se faire assez facilement.

Reste à savoir si tout cela résistera à l’épreuve des tribunaux.

Plus tôt, nous avons vu qu’en vertu du droit, on ne peut confisquer des biens qu’à la suite d’une condamnation. Or la Loi sur les mesures économiques spéciales considère qu’un blâme adopté par l’Onu fait office de condamnation.

Puisqu’à l’Onu tout s’achète, est-ce que les tribunaux canadiens estimeront qu’une résolution non contraignante adoptée par l’Assemblée générale fait office de loi au Canada alors qu’en réalité, seules les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu font partie du droit international ?

C’est très douteux.

Conclusion

La ministre des Affaires étrangères, Mme Mélanie Joly, est incapable de dire la valeur des biens saisis par le Canada parce que rien n’a été saisi.

En tant que vassal des États-Unis, le Canada a raison de se faire l’écho de la surenchère verbale de Washington contre la Russie.

Mais derrière des portes closes, si les conseillers juridiques du gouvernement canadien sont d’avis qu’il existe de fortes probabilités que toutes les mesures entreprises contre des oligarques russes tombent à l’eau, la ministre a raison de bluffer et de se trainer les pieds.

Références :
Combien de biens russes saisis au Canada? Ottawa est avare de commentaires
La liste des biens immobiliers des oligarques russes gelés en France
L’Assemblée générale de l’ONU condamne l’invasion de l’Ukraine
L’engrenage ukrainien
Loi sur les mesures économiques spéciales
L’Ukraine doit s’inspirer du Canada
Ottawa veut liquider des biens russes pour aider l’Ukraine
Projet de loi sénatorial S-217

Parus depuis :
Ottawa n’a encore liquidé aucun actif russe (2022-10-06)
Confisquer les avoirs d’un oligarque russe n’est pas sans risque, selon un expert (2022-12-22)
Vol PS752 : un tribunal ontarien empêche la saisie d’actifs iraniens (2023-01-10)
‘Le Canada fait-il le minimum pour l’Ukraine ? (2024-02-03)
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