Introduction
Le jeudi 8 juillet dernier, la Direction des poursuites pénales du Canada abandonnait les poursuites qu’elle avait intentées contre un entrepreneur en construction du Québec.
Entre autres, celui-ci était accusé d’avoir versé 700 000$ de pots-de-vin dans les comptes en Suisse de deux fonctionnaires du fisc canadien dont on taira les noms.
L’affaire avait commencé par une simple vérification du fisc à la suite d’irrégularités observées dans le dossier fiscal de cet entrepreneur.
Mais plus on s’intéressait à son cas, plus celui-ci possédait des ramifications qui en augmentaient l’ampleur et la gravité.
Le ministère du Revenu ayant des pouvoirs de saisie, on n’avait pas eu besoin de la police pour saisir en 2008 et 2009 une quantité très importante de documents chez cet homme d’affaires.
Toutefois, dans cette masse de documents, le ministère avait découvert qu’elle ne se trouvait pas en présence d’une simple erreur de déclaration fiscale ni, plus grave, de fraude fiscale, mais carrément d’un cas de corruption au sein du ministère.
C’est là qu’on fit appel aux forces policières.
Dès 2008, la Gendarmerie royale du Canada avait ouvert sa propre enquête sur les soupçons de corruption à l’intérieur de l’appareil fédéral entre 2005 et 2009.
Le tout avait abouti à une plainte déposée devant les tribunaux en aout 2012. Cette plainte portait sur des accusations de fraude, de fabrication de faux documents et de complot.
Depuis, l’affaire trainait.
Le droit à une défense pleine et entière
En droit criminel canadien, l’accusé possède le droit à une défense pleine et entière. Entre autres, cela signifie que tous les documents que la poursuite compte produire à l’appui de l’accusation doivent être connus de la défense avant même l’ouverture du procès.
Concrètement, on doit photocopier tous les documents sur papier et faire certifier la conformité de chacun d’eux avec l’original par un avocat ou un notaire.
Dans le cas d’un fichier informatique, on doit effectuer une copie électronique et également la faire certifier par un avocat ou un notaire.
Dans les cas de fraude, le fisc a l’habitude de ratisser large. Au cas où une fraude présumée serait plus importante que prévu originellement, on saisit souvent toute la comptabilité de l’entreprise, ce qui en perturbe le fonctionnement.
Après analyse des documents, le fisc doit conserver ce qui est nécessaire à ses accusations et redonner le reste à l’entreprise.
Selon ce qui semble le plus approprié, le fisc peut réclamer lui-même les sommes dues ou décider de porter des accusations criminelles.
Dans ce dernier cas, il ne peut pas le faire directement; il doit transmettre sa preuve à la Direction fédérale des poursuites pénales. Celle-ci analyse la preuve recueillie et, lorsqu’elle juge qu’effectivement il y a manière à poursuite, dépose la plainte devant les tribunaux.
C’est en janvier 2021, plus d’une décennie après la saisie des documents appartenant à l’accusé que s’est ouvert son procès.
Mais comme la défense n’avait toujours pas reçu sa copie de l’ensemble des documents saisis, elle a demandé au tribunal d’ordonner que cette preuve lui soit transmise.
Le tribunal a donc ordonné à la poursuite de fournir à la défense une copie certifiée de tous les documents qui n’ont toujours pas été retournés à l’accusé.
Incapable de respecter l’ordre du tribunal, l’avocat mandaté par la Direction fédérale des poursuites pénales annonçait récemment sa décision de retirer ses accusations.
Il arrive que la poursuite retire sa plainte pour insuffisance de preuve. Il est extrêmement rare qu’une plainte soit retirée pour la raison inverse. C’est ce qui arrive dans ce cas-ci.
C’est comme innocenter un coupable parce que sa culpabilité est trop vraie…
Et la corruption fédérale dans tout cela ?
Il y a toujours deux faces à la corruption; il y a le corrupteur et il y a le corrompu.
Qu’en est-il de la corruption au ministère fédéral du Revenu ? S’il y avait suffisamment de preuves pour accuser quelqu’un d’avoir réussi à corrompre des officiers du fisc, il en découle qu’il y a avait suffisamment de preuves pour incriminer ceux qui se sont laissé corrompre.
Mais la corruption au gouvernement fédéral est un sujet tabou.
L’émission The Fifth Estate révélait en 2017 que le juge Randall Bocock (de la Cour de l’impôt), de même que le juge Denis Pelletier (de la Cour d’appel fédérale), avaient participé à Madrid à un cocktail financé par un cabinet d’avocats spécialisé dans la fraude fiscale destinée à tromper le fisc canadien.
En d’autres mots, des juges fédéraux responsables de lutter contre l’évasion fiscale acceptent des faveurs de cabinets qui aident les riches Canadiens à frauder le fisc sous le couvert du secret professionnel.
À la suite de ces révélations, le juge Bocock s’est récusé dans une cause qu’il avait pourtant accepté d’entendre et dans laquelle l’accusé était justement défendu par ce cabinet d’avocats.
En décembre 2017, la ministre fédérale du Revenu déclarait :
Pour contrer les paradis fiscaux, au cours des deux dernières années, nous avons investi près d’un milliard de dollars qui nous a permis d’aller récupérer près de 25 milliards de dollars.
Or l’examen des finances publiques, on ne trouve la trace que de dix-millions de dollars (0,04 %), récupérés à la suite de 37 condamnations.
Des questions sans réponse
Où est passée la différence entre les 25 milliards$ récupérés (selon la ministre du Revenu) et dix-millions$ effectivement remis au Trésor public ?
Quelles ont été les conclusions de l’enquête indépendante de la GRC dans le cas des deux fonctionnaires accusés de corruption ? Est-ce que ces fonctionnaires ont joui de la complicité de supérieurs hiérarchiques au sein du ministère du Revenu ?
Y a-t-il eu des mesures disciplinaires prises contre les coupables, si coupables il y a eu ? Ont-il été congédiés ou ont-ils simplement pris leur retraite sans verser à Ottawa les pots-de-vin qu’ils auraient collectés ?
Comment des fonctionnaires du ministère du Revenu peuvent posséder un compte en Suisse ou dans tout autre paradis fiscal (ou, de nos jours, un compte en Bitcoin) sans que cela attire l’attention de personne ?
A-t-on pris des mesures pour éviter que cela se répète ?
Comment se fait-il que la Direction des poursuites pénales — qui, pourtant, connait bien ses obligations — semble s’arranger pour devoir abandonner ses plaintes lorsque celles-ci concernent des accusations compromettantes pour la fonction publique fédérale ?
Entre 2012 et 2021, comment des avocats ont pu se graisser la patte en honoraires professionnels pendant neuf ans pour finalement aboutir à ce fiasco ?
Comment a-t-on pu bousiller plusieurs années d’efforts de policiers aidés de fiscalistes et d’experts financiers sous le prétexte qu’on n’a pas assez de secrétaires pour faire des photocopies de preuves ?
Avec plus de secrétaires pour photocopier les documents et moins d’avocats pour les certifier, aurait-on fait mieux ?
À mon avis, il y a matière à ouvrir une commission royale d’enquête sur les lourds soupçons de corruption qui pèsent sur le ministère fédéral du Revenu. Mais je peux vous assurer qu’une telle enquête n’aura jamais lieu parce que personne à Ottawa n’a intérêt à ce que la vérité sorte.
Références :
Arrêt des procédures contre l’ancien magnat de la construction Tony Accurso
10 ans de travail à l’eau
L’Accord avec les Îles Cook critiqué
Le Canada et les paradis fiscaux
Les efforts de l’ARC n’ont mené à aucune accusation
Ottawa, nid de corruption
Où sont les 25 milliards dus au fisc?
Paru depuis :
Coupable, un fonctionnaire s’en tire in extremis (2021-11-09)