Éducation, démocratie et médias sociaux

Publié le 18 septembre 2019 | Temps de lecture : 6 minutes

À la suite de l’effondrement de l’Empire romain, seuls les membres du clergé savaient lire. Puis, pendant des siècles, l’alphabétisation s’est répandue lentement au sein des classes aisées, notamment parmi les marchands pour qui savoir compter était essentiel.

L’explosion de créativité que fut la Renaissance n’aurait pas été possible sans l’invention de l’imprimerie puisque celle-ci a considérablement réduit le cout de la diffusion des idées.

Mais il faudra attendre le XVIIIe siècle pour les idéaux démocratiques se répandent parmi les élites d’Europe et pavent la voie à la Révolution américaine, puis à la Révolution française.

Ces deux révolutions correspondent à l’irruption des masses dans la vie politique. Fait intéressant : toutes deux ont été précédées par une hausse importante du taux d’alphabétisation.

Si la Révolution américaine a précédé la Révolution française, c’est même en raison de l’importance que les Églises protestantes attachaient à ce que les fidèles puissent lire la Bible.

Une des grandes leçons de l’Histoire, c’est que l’instruction transmet le pouvoir de la main qui tient l’épée à celle qui tient la plume.

La création de l’instruction publique s’est donc accompagnée de la démocratisation des sociétés occidentales.

Mais à la fin du XIXe siècle, on assiste au déblocage de l’éducation secondaire et universitaire.

Depuis le Moyen-Âge, les guildes professionnelles étaient des milieux fermées, accessibles toutefois à quiconque était adopté par un tuteur membre de cette guilde. Les guildes permettaient donc une certaine ascension sociale.

Avec l’avènement des études supérieures, on a réservé l’accès à certains métiers aux détenteurs d’une formation universitaire fermée à ceux qui n’en avaient pas les moyens.

Ce faisant, on a recréé une société stratifiée en castes sociales définies par le niveau éducatif et jouissant seuls du prestige social associé à leur caste.

Dans sa jeunesse, mon père n’est pas allé plus loin qu’une huitième année du primaire parce que dans ma ville natale, l’instruction publique n’allait pas au-delà.

Avant la réforme de l’éducation (par le ministre Paul-Guérin Lajoie dans les années 1960), les ouvriers du Québec se faisaient dire qu’ils parlaient mal et que leur manque d’éducation était criant dès qu’ils ouvraient la bouche.

La réforme de l’Éducation a permis l’accès aux études supérieures à l’ensemble de la population. Mais cela ne s’est pas accompagné d’un meilleur accès aux médias traditionnels, détenus par d’importants intérêts financiers.

Seuls les lignes ouvertes des radios et le courrier des lecteurs des journaux permettaient au peuple de s’exprimer sur des sujets préalablement définis.

Ce qui a permis à la fois le contrôle de l’information et, par conséquent, celui des masses populaires.

Dans un premier temps, la création de l’internet a libéré la parole des citoyens par le biais de sites web et de blogues. Du moins pour ceux qui possédaient des rudiments de code HTML.

Puis on a inventé les médias sociaux.

Tout comme les blogues et les sites web, les médias sociaux sont des modes de publication sur l’internet. Mais à la différence des premiers, ils sont spécifiquement un moyen de réseautage avec d’autres utilisateurs afin d’échanger des informations et de s’y mettre en valeur.

Or les jeunes d’aujourd’hui se caractérisent, entre autres, par leur grande compétence des rapports interpersonnels, qu’ils gèrent beaucoup mieux par la parole que leurs ainés.

Les médias sociaux permettent aux internautes d’être des participants, et non plus de simples lecteurs passifs de contenus électroniques créés par d’autres.

À regarder les gens qui marchent sur la rue ou qui sont assis dans les transports publics en textant sur l’écran de leur téléphone portable, on réalise que jamais dans toute l’histoire, les humains n’ont autant lu et écrit.

Mais bombardés d’information, une partie des internautes sont devenus inaptes en tant que citoyens parce qu’ils papillonnent d’un sujet à l’autre et n’ont plus le gout ni le temps d’approfondir les sujets qui les concernent.

Politiquement, ils sont comme des volées d’oiseaux, ballottées au gré des buzz médiatiques créés par ceux qui les manipulent.

Dans un autre ordre d’idée, les médias sociaux sont régulièrement accusés de propager des nouvelles fallacieuses et de susciter l’expression d’opinions répréhensibles.

En réalité, ils ont libéré la parole du peuple. Celle qui s’exprimait autour d’une table entre amis, sur l’oreiller du lit conjugal, et sur les murs des toilettes publiques.

Cette parole est brute et révèle les secrets de la pensée populaire.

Et les nouvelles fallacieuses qu’ils répandent correspondent à celles répandues autrefois par la rumeur publique. Bref, rien n’a changé sauf la vitesse de la diffusion de celle-ci.

Depuis toujours, il est possible d’instrumentaliser la rumeur publique.

Ce qui est nouveau, c’est que cette instrumentalisation peut s’effectuer de l’Étranger et servir à fragiliser la cohésion sociale d’un autre pays.

Voilà pourquoi l’étau se resserre autour des médias sociaux pour qu’ils cessent d’être des outils de déstabilisation des gouvernements occidentaux, tout en continuant de l’être envers les régimes politiques auxquels s’opposent les États-Unis.

Cela n’est pas la seule menace auxquels font face les médias sociaux.

Autant aux États-Unis qu’en Europe, les gouvernements s’attaquent aux pratiques monopolistiques des géants de l’internet.

Or on ne peut pas diminuer sensiblement leurs revenus colossaux et leur demander d’instaurer un contrôle social extrêmement couteux (afin de lutter contre la désinformation) sans que ceux-ci remettent en cause leur modèle d’affaires basé sur la gratuité de leurs services pour l’internaute en contrepartie de son espionnage au profit de annonceurs.

Dans un mode en perpétuel changement, on doit donc envisager la possibilité que cette gratuité ait éventuellement une fin.

Paru depuis :
La polarisation en ligne et ses lois (2021-05-04)

Sur le même sujet :
Entrevue d’Emmanuel Todd à Thinkerview

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5 commentaires à Éducation, démocratie et médias sociaux

  1. sandy39 dit :

    Mais qu’il est bien ce texte… pour mes premières impressions…

  2. sandy39 dit :

    C’est ce sujet que je cherchais avant d’écrire sur votre conclusion…

    J’aurais envie d’écrire sur ce pouvoir de la main… grâce à un vieux journal, que j’avais précieusement conservé depuis quelques années, en me disant qu’il me servirait peut-être un jour.

    Parce que je crois que la main est beaucoup plus qu’un outil, même si la création de l’internet a libéré la parole…

    Je vous en dirai plus, plus tard…

  3. sandy39 dit :

    Venez voir que je vous parle un peu, beaucoup de ce journal…

    J’ai remis la main dessus, cet Eté, après avoir détourné un meuble au bureau pour y caser mon armoire à vaisselle… après avoir été poussés, mon Mari et Moi, par notre cadette, à refaire notre living-room… 19 ans avec un vieux papier jauni par la cigarette de l’ancien propriétaire, décédé, ancien professeur de maths mais, qui préférait, je pense, écrire des bouquins sur la Nature et, plus particulièrement sur les plantes.

    Et, comme nous ne sommes pas des gens modernes… on garde les poutres apparentes, le plafond à la française et, ma vieille cuisine, à laquelle je tiens séparée !

    Non mais, ne vous inquiétez pas, il y a de quoi circuler et, toujours, à manger dans l’assiette !

    Dans ce journal que je désirais seulement emprunter (pour faire des photocopies) à mon médecin généraliste de l’époque (décédée d’un AVC, l’an dernier, dans un dépanneur du village d’à côté), on trouve des phrases qui m’ont touchées et qui me touchent toujours.

    Dans ce Courrier International de Septembre 2013, on lit : « JE PENSE DONC J’ECRIS ».

    C’est un journaliste canadien, Andrew COYNE, qui l’ écrit et, pour lui, l’écriture manuscrite est indispensable car notre manière d’écrire a une incidence sur ce que nous écrivons et sur ce que nous pensons.

  4. sandy39 dit :

    Alors, voici un petit bout

    «…dimanche dernier, un quotidien de Toronto racontait l’histoire aussi fascinante qu’inquiétante de ces lycéens qui ne savent même plus écrire leur signature. C’est malheureusement le sort qui attend la plupart des enfants. L’écriture manuscrite, en effet, n’est plus enseignée dans la plupart des écoles de l’Ontario. Pour les adolescents d’aujourd’hui, elle est encore un souvenir ; pour les enfants de demain, il s’agira d’hiéroglyphes.

    J’ai appris à taper à l’âge de 9 ans et j’écris à l’ordinateur depuis plus de trente ans, mais je n’arrive pas devoir me passer du papier. Il m’arrive en effet de me retrouver coincé derrière mon clavier, incapable de m’extirper du cul-de-sac (en français dans le texte) mental dans lequel je me suis fourré. Il me suffit alors de prendre un crayon et de me mettre à écrire pour que le blocage disparaisse et que les mots filent sous ma plume. Ce n’est pas un hasard : l’écriture manuscrite met en branle d’autres parties du cerveau. Taper sur un clavier est de l’ordre de la récupération de fichier, il faut se souvenir où sont les lettres. En écrivant à la main, vous créez chaque fois de nouvelles lettres, en faisant appel à des capacités motrices infiniment plus complexes.»

    C’est tout pour aujourd’hui car je dois partir…

  5. sandy39 dit :

    Je poursuis un petit peu… Vous le voulez bien ?

    Andrew Coyne écrit :

    «…Que ce soit la souplesse de votre bras ou la sensation du papier sous votre main, ou encore la satisfaction esthétique d’un F calligraphié à la perfection, l’écriture manuscrite sollicite la partie la plus intuitive de notre cerveau, située dans l’hémisphère droit.

    Or l’intuition est un aspect important de l’écriture et de tout processus intellectuel. Trouver le mot juste pour exprimer sa pensée relève rarement d’un choix rationnel : le mot paraît plutôt s’imposer de lui-même ; par son propre foisonnement de connotations et d’associations, il s’insère parfaitement au côté des mots qui permettent d’exprimer la pensée. Parfois, il est difficile d’expliquer pourquoi c’est le mot juste. On le sait, c’est tout. Laisser librement son esprit fouiner dans la bibliothèque et comparer de manière subconsciente les mots jusqu’à ce qu’on trouve le bon peut paraître approximatif et inutile, mais l’objectif est la précision lexicale. Et je connais des poètes qui chérissent tant cette précision qu’ils refusent tout bonnement d’écrire à l’ordinateur.

    Mais ce n’est pas cet aspect seul qui fait de l’écriture une aide précieuse à l’activité intellectuelle. Il y a également les contraintes imposées par l’écriture. De nombreuses technologies anciennes ont en effet souvent leurs qualités et leurs défauts. L’inconvénient de la radio, par exemple, c’est l’absence d’image, mais l’intérêt de la radio, c’est justement de ne pas en avoir besoin. Le texte sur ordinateur est perfectible à l’infini : il ne nous engage en rien, qu’il s’agisse du choix des mots ou de la structure de la phrase. Et cela nous donne la liberté de faire n’importe quoi. Nous nous lançons imprudemment dans une phrase sans savoir où elle va nous mener et nous finissons par nous y enliser. L’écriture à la main, au contraire, nous force à nous investir davantage. Les mots sont inscrits sur la page et nous ne pouvons pas les changer, sauf en les barrant. Et il nous faut donc composer la phrase mentalement, ce qui donne des phrases plus courtes et plus claires.

    Mais, de même que les associations d’idées liées à la réflexion suscitée par l’écriture manuscrite sont source de précision, les contraintes de l’écriture libèrent la créativité. L’imagination doit être encadrée. Rien n’est plus paralysant qu’un écran blanc, justement à cause de ses possibilités infinies. Notre manière d’écrire a une incidence sur ce que nous écrivons. Vous écrivez différemment avec une plume et de l’encre ou avec un clavier d’ordinateur. Vous pensez différemment. On pourrait même aller jusqu’à dire que vous n’êtes pas tout à fait la même personne, un peu comme lorsque vous parlez une langue étrangère.

    Nous sommes en train de changer. Du fait de nos interactions quotidiennes avec les ordinateurs, notre cerveau est probablement en train de se restructurer. Il y a rien de mal a cela. Mais ce serait dommage que ce soit tout ce qui nous reste et qu’un jour le lien avec nos ancêtres soit rompu à cause de notre incapacité à comprendre leur processus intellectuel. Car comment pourrions-nous encore les comprendre si nous avons complètement oublié les outils qu’ils utilisaient pour réfléchir ? »

    C’est tout pour le premier article car il y en a encore un deuxième, aussi intéressant que le premier…

    Entre-temps, vous me donnerez bien la possibilité de commenter un petit peu…

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