L’empathie, le mensonge et les affaires internationales

Le 30 mars 2016

Fabien Deglise, chroniqueur au Devoir, se faisait récemment l’écho d’un texte de Paul Bloom publié en septembre dernier dans The Atlantic.

Dans celui-ci, l’auteur américain écrivait : « On s’engage dans une guerre par empathie pour une poignée de victimes sur lesquelles le regard se concentre sans voir que, ce faisant, l’on va entrainer plus de morts et de nouvelles victimes par cette guerre.»

Carte de la Syrie
 
Par ailleurs, dans le même quotidien montréalais, un éditorialiste dénonçait hier le mensonge de la Russie lorsque celle-ci avait annoncé son retrait de Syrie.

Ici même sur ce blogue, j’ai plutôt qualifié ce retrait de ‘limité’.

Être bien renseigné sur la guerre en Syrie, cela consiste à distinguer le vrai du faux. Parce que dans ce conflit, tous les pays mentent.

La palme d’or revient incontestablement à la Turquie. Celle d’argent va à l’Arabie saoudite. La médaille de bronze, au régime de Bachar el-Assad. En ordre alphabétique, des mentions spéciales vont au Canada, aux États-Unis, à la France, au Royaume-Uni, à la Russie et, de manière générale, à tous les pays impliqués.

Mais ces pays ne font pas que mentir; ils disent aussi une part de vérité. La difficulté consiste à distinguer le vrai du faux.

Une des vérités qu’on doit savoir est que cette guerre est une infopublicité.

À de multiples reprises sur ce blogue, j’ai écrit qu’avant les attentats de Paris, les Américains n’avaient pas pour but d’anéantir l’État islamique (ÉI).

Cette organisation terroriste est née contre leur volonté. Toutefois, les dirigeants américains sont des gens pragmatiques. Très vite, ils ont compris que l’ÉI constituait une occasion d’affaires pour leur complexe militaro-industriel.

L’unique souci des Américains était d’éviter la convergence de l’ÉI et d’Al-Qaida afin que l’ÉI demeure une menace régionale. Comme si l’ÉI ne pouvait pas de lui-même se transformer un jour en une organisation terroriste de classe internationale.

En bombardant l’ÉI de manière à limiter son expansion territoriale sans toutefois chercher à l’anéantir, les dirigeants américains faisaient perdurer l’insécurité qui amenait les pays voisins à multiplier les contrats militaires auprès d’eux afin de se protéger.

Voilà pourquoi depuis cinq ans, seulement deux pour cent de leurs 10 600 frappes aériennes ont ciblé les sites d’extraction pétrolière de l’ÉI. S’ils en avaient fait leurs cibles prioritaires, les coffres de l’ÉI seraient aujourd’hui vides et la guerre serait finie depuis longtemps.

Mais l’entrée en guerre de la Russie a changé la donne. En cinq mois, l’intervention militaire directe de la Russie a davantage fait évoluer la situation en Syrie que la coalition américaine l’a fait en cinq ans.

Si les Russes ont déployé en Syrie des batteries antiaériennes d’une redoutable efficacité (d’une portée de 400 km), les bombardiers russes utilisés sont loin de représenter leurs meilleurs modèles. Et pourtant, leur utilisation marqua un tournant dans cette guerre.

Depuis, des pays du Tiers-Monde se bousculent aux portes de Moscou pour acheter du matériel militaire russe.

On estime que les contrats en cours de négociation représentent six ou sept milliards$ de ventes supplémentaires pour la Russie.

Sur les rangs, on trouve l’Algérie, l’Indonésie, le Vietnam et le Pakistan.

En démontrant sa détermination et ses capabilités, la Russie a imposé le respect. Or personne n’achète de l’armement des perdants.

Un autre effet de l’intervention russe, c’est de créer une surenchère avec les Américains.

En prenant le contrôle de l’espace aérien syrien, les Russes ont chassé la coalition internationale de ce pays, l’obligeant à concentrer ses bombardements aériens sur l’Irak. C’est ainsi que la France a dû redéployer le porte-avion Charles-de-Gaulle de la Méditerranée vers le Golfe persique.

De plus, l’aviation turque ne se risque plus à survoler la Syrie; lorsque la Turquie bombarde une ville frontalière syrienne, ce sont des tirs d’artillerie à partir de son territoire. Quand aux Américains, leurs frappes ne se font plus en Syrie que par des drones. Par leur précision, ceux-ci nécessitent beaucoup de compétence de la part de leurs services de renseignements.

En janvier dernier, j’écrivais que ce redéploiement était un autre signe annonciateur de la reconquête de Mossoul (la deuxième ville irakienne, actuellement aux mains de l’État islamique).

Mais on hésite. À la fin du mois de février, les Américains exprimaient publiquement leur crainte que la rupture du barrage hydroélectrique de Mossoul puisse entrainer la mort par noyade d’un million de personnes.

Comme si la conquête de ce barrage ne pouvait pas être un prérequis à l’assaut contre la ville.

Dans le pays voisin, la reconquête toute récente d’une ville syrienne symbolique — celle de Palmyre, par les forces gouvernementales appuyées par les Russes — crée de la pression sur les Américains.

Partout en Occident, les éditorialistes et les commentateurs aveuglément acquis aux thèses américaines se désolent que la reconquête de Palmyre serve à la propagande russe.

On veut de l’action. Si bien que les Américains sentent monter la pression sur eux pour qu’ils livrent la marchandise et fassent reculer l’ÉI.

Leur problème, c’est que leur coalition est faible, minée par des pays qui n’y sont que sur papier (sans y jouer de rôle actif), alors que d’autres ne savent plus comment cacher leur sympathie pour l’ÉI et Al-Qaida.

Il y a cinq jours, le quotidien The Guardian rendait public un mémo confidentiel révélant que le roi de Jordanie avait confié secrètement à des congressistes américains qu’à son avis, le but d’Erdoğan (le président turc) était de remplacer le régime de Bachar el-Assad par un régime islamiste fondamentaliste.

Évidemment cette opinion ne prouve rien. Mais c’est un indice supplémentaire du double-jeu pratiqué par certains membres de la coalition américaine.

Entourés de traitres, les Américains devront surmonter les incohérences de leur politique étrangère et s’appuyer sur une poignée de fidèles alliés pour remporter prochainement quelques victoires en Irak contre l’ÉI : leur crédibilité en dépend.

Références :
Iraqi PM and US issue warnings over threat of Mosul dam collapse
L’ABC de la guerre syrienne (3e partie et fin)
Le cadeau à Bachar
L’éclipse russe de la Syrie
Russia’s campaign in Syria leads to arms sale windfall
SAS deployed in Libya since start of year, says leaked memo
The Dark Side of Empathy

Paru depuis :
Opérations aériennes contre l’EI depuis le porte-avions « Charles-de-Gaulle » (2016-09-30)

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3 commentaires à L’empathie, le mensonge et les affaires internationales

  1. Pierre Pinsonnault dit :

    Misère, on ne saura plus à quel saint se vouer!

    Supposons que je déteste mon voisin qui vend des gilets de sauvetage. Un jour, je vois un gars en train de se noyer. Je n’irais pas tenter de le sauver pcq, inextricable calcul de ma part, cela encouragerait peut-être la vente de gilets de sauvetage de mon ennemi qui s’enrichirait ce que je ne souhaite surtout pas. Mais est-ce je me mêle dans mes calculs? Peut-être que ce serait mieux que je sauve le gars pour nuire à mon voisin. Finalement, pendant que je pense à la meilleure attitude à adopter pour arriver à mon sombre dessein, le gars aura eu le temps de se noyer… Ben coudon, c’est ça la vie. Quel phoulosophe que je fais )o:

    • Jean-Pierre Martel dit :

      Ce qui est vrai pour une personne que vous voyez ne l’est pas, à l’Étranger, de peuples entiers qui se détestent et s’entretuent.

      Un des tout premiers attentats causés par ce qui allait devenir l’État islamique, est justement la tuerie d’une centaine de travailleurs yézédis par des rebelles sunnites irakiens.

      Ce massacre était en représailles à la lapidation de Du’a Khalil Aswad, une jeune fille yézédie de 17 ans (dont j’ai parlé sur mon blogue).

      Celle-ci avait été lapidée par les habitants de son village, à la demande de ses oncles, parce qu’elle avait commis un crime très grave, soit celui de tomber amoureuse d’un Musulman sunnite. Parce que les Yézédis détestent les Sunnites à mort.

      Si on remontait dans le temps, on trouverait d’innombrables raisons qui incitent les Yézédis à détester les Sunnites. Et probablement que les Sunnites irakiens ont d’innombrables motifs de détester les Yézédis.

      Quelques années plus tard, le gouvernement Harper — qui ne savait rien de leur haine réciproque séculaire — plaidait pour l’envoi de troupes canadiennes en Irak, officiellement afin de protéger les femmes yézédies du viol. Or, à cette époque, l’armée canadienne était accusée de protéger les violeurs dans ses rangs.

      Notre empathie naturelle était donc utilisée par le gouvernement Harper afin de nous manipuler en vue de bombarder une partie du monde alors que ces bombardements étaient susceptibles de causer des victimes des milliers de fois plus nombreuses que le nombre de femmes yézédies à l’origine de la justification de notre intervention militaire.

  2. sandy39 dit :

    SUR UNE MEILLEURE ATTITUDE A ADOPTER…

    Oh oui, Pierre ! Quel Philosophe !

    Mais, je pense que vous n’auriez pas le temps de penser, sur le coup, bousculé par vos émotions pleines d’instincts primitifs…

    Et oui, elle est comme ça la Vie : elle se construit sur de simples instincts, les plus vrais, les plus fous… loin de tout intérêt !

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