L’État islamique : un trou noir

Publié le 23 février 2015 | Temps de lecture : 13 minutes

Avant-propos

L’édition de mars 2015 de la revue américaine The Atlantic publie un article très intéressant relatif à l’État islamique.

Après avoir rencontré l’expert séculier (c’est-à-dire non religieux) le plus compétent relativement à l’État islamique et discuté avec divers Musulmans radicaux, l’auteur a rédigé une analyse profonde de cette organisation terroriste dont on trouvera un résumé ci-dessous.


Ce résumé est complété de quelques réflexions personnelles (essentiellement dans la conclusion).

Introduction

Les chefs d’État occidentaux aiment dire — et leurs citoyens musulmans modérés aiment entendre — que l’État islamique pervertit le message de paix de l’Islam.

Ce qu’ils insinuent, c’est que les partisans de l’État islamique ne sont pas de vrais Musulmans; ce seraient des radicaux qui se servent de la religion comme prétexte pour laisser libre cours à leur barbarie.

C’est mal connaître l’État islamique. Au contraire, ce mouvement promeut une interprétation textuelle et rigoureuse de la Charia.

Retrouver la pureté originelle de l’Islam

Guidé par une connaissance approfondie des décisions juridiques inscrites dans la Charia, l’État islamique veut créer un pays où les citoyens seraient régis exactement de la même manière que l’étaient les fidèles de Mahomet à son époque.

Sans renoncer à la technologie moderne — électricité, télévision, ordinateurs, etc.— l’État islamique croit que les problèmes actuels du monde arabe ont pris naissance du fait qu’on se serait éloigné de la pureté originelle du monde islamique. D’où la nécessité de le purifier.

L’État islamique est conscient du lourd tribut à payer pour cette purification. Tout comme les Khmers rouges au Cambodge — qui ont exterminé environ le quart de la population de leur pays — l’État islamique entend être impitoyable dans l’accomplissement de sa mission.

Évidemment, pour un Musulman, nier la sainteté du Coran et des prophéties de Mahomet, est une hérésie équivalente à de l’apostasie (le renoncement à l’Islam). Mais ce n’est pas le seul crime punissable de la peine capitale.

Parmi les autres délits qui équivalent à l’abandon de l’Islam, on retrouve la vente d’alcool ou de drogue, le port de tenues vestimentaires à l’Occidental, le rasage de la barbe — note : la taille de la barbe est permise, mais pas son rasage — le vote à une élection (même en faveur d’un candidat musulman), et la mollesse à l’égard des apostats.

La simple consommation d’alcool (non sa vente) mérite le fouet. L’adultère est punissable de lapidation.

Le chiisme — une branche de l’Islam qui regroupe 10 à 15% des Musulmans — est une innovation dogmatique équivalent à une hérésie. L’État islamique se propose donc d’exterminer les 200 millions de Chiites dans le monde.

Tous les chefs d’État des pays musulmans subiront le même sort puisqu’ils ont accepté de se soumettre à d’autres lois que celle de Dieu; le respect de traités internationaux ou de frontières reconnues, de même que l’adhésion à des organismes tels que l’ONU, sont autant d’assujettissement que condamne l’État islamique.

Afin de s’acquitter de leurs obligations religieuses, les dirigeants de l’État islamique doivent mener une guerre sainte au moins une fois par année. Tout défaut à ce sujet est un pêché.

Ils peuvent conclure des traités de paix d’une durée maximale de dix ans. Toutefois, ceux-ci ne peuvent s’appliquer à tous ses ennemis en même temps. Donc, l’État islamique doit perpétuellement être en guerre.

Les messages postés sur des médias sociaux révèlent que des exécutions de masse ont lieu chaque semaine. Selon l’auteur de l’article publié dans The Atlantic, seraient exemptés de ces exécutions automatiques, les Chrétiens qui se soumettent à leurs nouveaux dirigeants en leur faisant allégeance, et qui paient une taxe spéciale s’ils désirent conserver leur religion.

Note : Effectivement, c’est ce que prescrit le neuvième chapitre du Coran. Toutefois, les enlèvements et la décapitation de Chrétiens en Libye et en Syrie semblent contredire l’auteur à ce sujet.

À l’époque de Mahomet, celui-ci a dû livrer bataille contre ses ennemis. Conséquemment, les lois de la guerre de ce temps se sont retrouvées dans le Coran et les récits de la vie de Mahomet.

L’esclavage des épouses des vaincus, la crucifixion et la décapitation sont des pratiques de l’État islamique qui miment les pratiques de la guerre de l’époque.

Ces pratiques, abandonnées depuis des siècles, revivent grâce à son zèle.

Après avoir prêché l’orthodoxie sunnite depuis des décennies, l’Arabie saoudite est donc prise à son propre jeu, dépassée quant au fond par l’État islamique.

Ce dernier veut donc être le seul vrai modèle de la pureté originelle de l’Islam.

Tout comme Calvin et Luther incitaient leurs fidèles à lire la Bible eux-mêmes et non se contenter de l’interprétation qu’en faisait le clergé catholique de l’époque, l’État islamique incite ses sympathisants à prendre connaissance non seulement du Coran mais également des règles de vie imposées par la Charia, et de les mettre scrupuleusement en pratique.

Alors que bien des pays musulmans hésiteraient à crucifier ou à décapiter leurs ennemis, de même qu’à réduire les femmes de ces derniers à l’esclavage (sexuel), l’État islamique n’a aucune hésitation à le faire puisque c’est ce qu’on faisait du temps de Mahomet.

Le califat

Le dernier califat fut l’Empire ottoman. Au moment de son démantèlement (après la Première Guerre mondiale), il comprenait la Turquie actuelle, la Syrie, le Liban, la Palestine, l’Irak et l’Arabie saoudite.

Même s’il se prétendait être un califat, l’Empire ottoman n’en était pas un. Car une des conditions essentielles pour se qualifier comme tel, c’est qu’il doit être dirigé par quelqu’un de la même tribu que Mahomet, soit un Quraychite. Or cela serait le cas du chef de l’État islamique (selon ce qu’il dit).

Pour diriger le califat, le calife doit respecter les conditions inscrites dans la charia sunnite; être un Quraychite, être vertueux, n’être atteint d’aucun handicap physique ou mental, et agir avec autorité.

Le calife doit posséder un territoire et y appliquer la charia. Si Al-Qaida peut se contenter d’être un réseau terroriste clandestin, l’État islamique tire sa légitimité de l’occupation d’un territoire qu’il contrôle. Sans ce territoire, il n’est rien qu’une milice comme des centaines d’autres.

De plus, le califat n’est pas seulement une entité politique; c’est aussi un moyen de rédemption.

Selon l’idéologie de l’État islamique, le Musulman qui ne fait que croire en un seul Dieu et mener une vie pieuse est dans la même situation qu’un Protestant aux yeux du Catholique : il ne vit pas sous la « vraie » religion.

En s’acquittant de son devoir de prêter allégeance au califat et en assumant les obligations que cela comporte, le Musulman adhère complètement à la religion musulmane, selon l’État islamique.

Parmi les obligations des croyants, ceux-ci doivent immigrer au califat. Ceux qui persistent à supporter des gouvernements non musulmans en dépit d’avertissements, sont considérés comme des apostats et méritent la mort.

C’est le 5 juillet 2014, lors du ramadan (la période de jeûne annuel des Musulmans), que le chef de l’État islamique a proclamé officiellement son califat à l’occasion d’un sermon à la grande mosquée de la ville de Mossoul, en Irak.

Depuis, des dizaines de milliers de djihadistes se sont joints à lui. Sur ses 20 000 combattants d’un peu partout dans le monde, 3 400 seraient des Occidentaux.

Le califat permet de mettre en vigueur une grande quantité d’exigences de la charia qui lui sont spécifiquement adressées. Par exemple, les milices d’un califat sont les seules qui ont l’obligation stricte d’amputer les mains des voleurs pris en flagrant délit. Pas besoin de procès; être témoin du vol suffit.

L’État islamique ne peut prétendre constituer un califat sans gouverner un territoire. Il ne s’agit pas seulement de conquérir celui-ci, mais également l’administrer et y dispenser des services sociaux.

Les exigences de la charia concernent toutes les facettes de la société. La Loi Divine prévoit un certain nombre d’obligations pour le califat envers ses sujets. Celles-ci comprennent les mesures sociales suivantes : gratuité de l’hébergement, des aliments de base, des soins médicaux, des médicaments, des verres correcteurs, et même de l’habillement. Cela n’exclut pas l’enrichissement personnel par le travail.

La menace de l’État islamique

Contrairement à Al-Qaida, l’État islamique ne possède pas de camps d’entrainement destinés à préparer des combattants à commettre des attentats à l’étranger.

Si l’État islamique invite ses sympathisants demeurés à l’Ouest et ceux qui ont failli à le rejoindre, à commettre des attentats terroristes, il ne semble pas qu’aucune des personnes qui ont réussi à joindre ses rangs n’en soit revenue.

De plus, si effectivement, quelques attentats ont été commis pas des amateurs frustrés et d’autres ayant échoué à rejoindre ses rangs, aucun de ses attentats n’a été financé par l’État islamique, contrairement à ce que fait Al-Qaida.

Craignant qu’il s’agisse d’espions, l’État islamique confisque les passeports de toutes ses nouvelles recrues en provenance de pays occidentaux. Ceux qui tentent de quitter ses rangs sont exécutés à titre de déserteurs.

Le résultat est qu’aller combattre pour le califat est un aller simple. On peut revenir des camps d’entrainement d’Al-Qaida ou de diverses milices de djihadistes un peu partout à travers le monde, mais pas de l’État islamique.

Certaines des mesures de la loi C-51 du gouvernement canadien prennent toute leur importance puisqu’ils visent à bloquer la propagande de l’État islamique destinée à ses sympathisants demeurés chez nous.

Ceux qui l’ont rejoint ne sont une menace immédiate que pour les États limitrophes du califat, au premier rang desquels, l’Iran.

En novembre 2014, le calife a fait connaître l’ordre de ses priorités; les Chiites (Iraniens et Irakiens), puis les partisans de l’Arabie saoudite, et enfin les croisés occidentaux.

Le talon d’Achille de l’État islamique

Pour vaincre un ennemi, il faut le connaître.

Tout comme les premiers chrétiens convertis au protestantisme, l’État islamique croit à l’imminence de la fin du monde.

Les étapes de l’apocalypse sont précisées dans la doctrine sunnite. Au total, le monde aura connu douze califes. Selon l’État islamique, son chef actuel est le huitième.

À l’approche de la fin des temps, les armées de Rome voyageront de Médine (en Arabie saoudite) afin de prendre position dans le nord de la Syrie, à proximité de la frontière turque. C’est dans la ville de Dabiq qu’ils périront.

Le magazine de propagande de l’État islamique porte incidemment le nom de Dabiq, ce qui souligne l’importance des prophéties de l’Islam pour le califat.

Ici les armées de Rome seraient, symboliquement, les forces pro-occidentales.

Après leur anéantissement par l’État islamique, ce dernier ferait la conquête de vastes territoires.

Mais un antéchrist, en provenance de Jérusalem, se rendra dans l’Est de l’Iran y regrouper une armée colossale d’ennemis de l’Islam qui tueront presque tous les combattants du califat; seuls environs 5 000 d’entre eux survivront.

Alors que tout semblera perdu, Jésus de Nazareth redescendra sur Terre, harponnera l’antéchrist et mènera les Musulmans à la victoire finale et à la fin des temps.

Perdons de vue ce récit rocambolesque. Ce qu’il faut retenir, c’est que si des troupes hostiles prennent position à Dabiq après escale à Médine, toutes les milices de l’État islamique y viendront, attirées comme des papillons de nuit vers une lumière.

Ces troupes hostiles ne peuvent être des soldats occidentaux. Envoyer ces derniers faire escale en Arabie saoudite serait une erreur magistrale; le Coran interdit que des soldats impies foulent le sol sacré de l’Islam.

Il faut donc convaincre les pays voisins de l’État islamique, ceux qui sont directement menacés par son expansion territoriale, de se prendre en main et de mener eux-mêmes le combat contre l’État islamique, comme le font déjà la Jordanie et l’Égypte.

On comprend donc que l’intervention militaire du Canada — aussi populaire soit-elle auprès de l’opinion publique canadienne — est une erreur stratégique puisqu’elle tend à rassurer les pays voisins et retarde leur implication.

Une fois qu’une armée hostile de Musulmans « apostats » aura pris position à Dabiq, des bombardiers de l’OTAN pourront éradiquer facilement l’État islamique en le prenant au piège de son message apocalyptique.

Références
Attentats: la France veut l’aide de Google, Facebook et Twitter
Dabiq, le magazine de propagande de l’État islamique
Inside the Islamic State ‘capital’: no end in sight to its grim rule
Khmers rouges
Manbij and the Islamic State’s public administration
4 questions pour comprendre l’État islamique
Quraych
Trou noir
What ISIS Really Wants

Parus depuis :
The Belgian father who went to Syria to help his Isis defector son return home (2015-03-11)
Un jeune Australien raconte son djihad jusqu’au «martyre» (2015-03-13)
Djihadistes canadiens en Syrie : des bombes à retardement (2015-07-17)
Isis Inc: how oil fuels the jihadi terrorists (2015-10-14)
Enemy of Enemies: The Rise of ISIL (2015-10-26)
L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi (2015-11-20)
Marcel Gauchet : « Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux » (2015-11-21)
Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste (2015-11-24)
The Isis papers: behind ‘death cult’ image lies a methodical bureaucracy (2015-12-07)
Comment l’Etat islamique a organisé son « califat » (2015-12-11)
If the Castle Falls: Ideology and Objectives of the Syrian Rebellion (2015-12-21)
L’EI met de l’ordre dans ses « possessions » (2015-12-28)
Terrorisme: le patron du SCRS prévoit «des décennies» de lutte (2016-03-08)
The bureaucracy of evil: how Islamic State ran a city (2018-01-29)
How the people of Mosul subverted Isis ‘apartheid’ (2018-01-30)
L’éphémère bureaucratie du groupe armé État islamique (2018-02-08)

Compléments de lecture :
Des signes avant-coureurs de la radicalisation
Le «califat», l’argent et les réseaux occultes

2 commentaires

| Géopolitique, Guerre en Syrie | Mots-clés : | Permalink
Écrit par Jean-Pierre Martel