Jeunes Grecs faisant battre des coqs (modifié, d’après Jean-Léon Gérôme)
L’histoire se déroule au cours de mon premier voyage dans la capitale cubaine.
J’avais réservé une chambre dans la demeure d’un particulier qui habitait la Vieille ville. Cette chambre s’ouvrait sur la rue par une petite porte à deux volets.
Un climatiseur avait pour fonction de non seulement rafraîchir la pièce, mais également d’atténuer les bruits extérieurs.
Mais puisque je déteste l’air climatisé, coucher dans cette chambre, c’était comme coucher sur le trottoir. Les voitures klaxonnaient à côté de mon lit, ou presque. Le matin, s’entendais les écoliers se chamailler, la criée des vendeurs ambulants de pain, de fruits et d’autres aliments frais, quand ce n’était pas la clochette des aiguiseurs de couteaux.
Et puis, dans la Vieille ville, les sonnettes aux portes ont cessé de fonctionner depuis longtemps. Alors on crie. « Maria… Mariaaaaa… MARIA! » jusqu’à ce que cette maudite Maria finisse par répondre ou jusqu’à ce que celle qui l’appelle finisse par comprendre que Maria est absente, peut-être parce que justement, deux coins de rue plus loin, elle est en train de crier « Dolorès » alors que celle-ci l’appelle chez elle.
Donc dès le premier matin, j’avais demandé à mes hôtes : « Vous avez aussi une deuxième chambre qui donne à l’arrière. Est-ce qu’elle sera libre bientôt ? » « Oui, cet après-midi… » m’avait-on répondu « …mais il y a un coq. »
Effectivement, cette chambre donnait sur une cour extérieure assez sombre, qu’on entrevoyait en ouvrant une porte encore plus petite à deux volets. Or un voisin, apparemment, y élevait un coq. Ce coq ne devait pas chanter très fort parce que je ne l’entendais pas du tout de la chambre qui donnait sur la rue.
Entre une chambre dans laquelle on est réveillé par le crissement des pneus de chaque voiture qui passe, et une autre où on entend le coq chanter une fois, au lever du jour, la deuxième option me semblait préférable. Afin de ne pas rater l’occasion, le jour même, je déménageais dans l’autre chambre.
Entretemps, j’avais découvert qu’un festival de ballet se tenait dans la ville. Je ne suis pas très friand du ballet mais comme La Havane est le deuxième meilleur endroit au monde — après le Bolshoï — j’avais décidé d’acheter des billets pour cinq galas.
Ces spectacles débutaient à 20h et se terminaient vers 23h30. Je rentrais donc à minuit et je m’endormais un peu plus tard.
Dès le premier matin, vers 5h30, je découvris qu’un coq, ça ne chante pas qu’une seule fois; ça entonne son cocorico aux vingt secondes pendant des heures. Donc impossible de se rendormir.
Après quelques nuits de cinq ou six heures de sommeil, j’avais les yeux cernés.
Au petit déjeuner j’ai donc demandé à mes hôtes : « Écoutez, j’aurais un service à vous demander. Pour marcher toute la journée dans votre ville, j’ai besoin d’être en forme. Or le coq du voisin m’embête au plus haut point. Au Québec, un gros poulet coûte 12$. J’aimerais que vous alliez rencontrer ce voisin pour lui offrir 15$ pour son coq. Pas un sou de plus. Et s’il est d’accord, j’aimerais que vous m’en fassiez une soupe, et que vous la fassiez cuire trrrrrrès len-te-ment. »
Et puis je suis parti explorer la ville. À mon retour, vers 16h30, j’ai demandé : « Eh puis ? »
« Oh, la la. Cela a très mal tourné. Le voisin a été insulté par votre offre. Il vous a traité de sale capitaliste. Il a dit : ‘Ce n’est pas un étranger qui va commencer à me mener dans mon propre pays’. Bref, un véritable scandale. Tous les gens autour en ont été témoins. »
Aussitôt j’ai pensé : « En d’autres mots, ce qu’il dit c’est ‘Je suis pauvre mais on ne m’achète pas’. Parfait, je respecte ça. »
«Mais, » ajoutèrent mes hôtes, « on l’a vu sortir en fin d’après-midi avec une grosse boite sous le bras. Donc il est possible que demain matin, vous n’entendiez plus ce coq. »
Effectivement, la nuit suivante — et toutes les autres — je dormis comme un bébé.
Je croyais toute cette histoire terminée lorsque, quelques jours plus tard, j’appris un nouveau développement.
Dans cette partie du quartier, il n’y avait pas un coq, mais deux. L’autre — audible au loin lorsque j’occupais la chambre qui donnait sur la rue — ne m’avait jamais empêché de dormir; je l’entendais faiblement une fois réveillé.
Lorsque les gens qui demeuraient à proximité de l’autre coq eurent vent du scandale provoqué par mon intervention réussie, ils se dirent : « Nous aussi, nous aimerions dormir le matin. Nous aussi, nous aimerions arriver au travail en pleine forme plutôt que de chercher toute la journée une petite occasion de faire la sieste en cachette. Nous ne sommes pas à la campagne. Etc, etc. »
Forts de l’exemple de ce Canadien — qu’ils ne connaissaient que de réputation — ils réussirent à se débarrasser de cet autre coq et enfin dormir en paix.
On imagine bien que l’élimination de l’élevage urbain de coqs complique l’organisation de combats. Mais le développement de gites touristiques chez des particuliers provoque la reconsidération d’habitudes anciennes, au déplaisir des uns et au plus grand bonheur des autres.
À lire également :
Pot-pourri frivole pour le temps des fêtes (2011-12-25)
Le bal masqué (2011-12-16)
Du Nutella pour demain s’il te plaît… (2011-02-26)
Les grandes ambitions (2010-11-24)