L’essence de soi

13 février 2012

Préambule

Les prothèses et implants destinés non pas à réparer le corps mais plutôt à décupler nos capacités feront-ils naître une humanité supérieure à ce que nous sommes ?

L’importance relative du corps

Pour répondre à cette question, procédons à l’inverse. Oublions toute rectitude politique et demandons-nous si l’ablation d’une partie du corps nous amoindrit.

Toute perte d’un membre est un handicap. Nous apprenons à connaître et à apprécier le monde par l’intermédiaire de notre corps. Nos jambes nous permettent de nous déplacer. Nos bras et nos mains saisissent les objets. Nos sens nous permettent de distinguer les objets entre eux selon la couleur, l’odeur, le goût, la texture, et le bruit qu’ils émettent.

Mais si nous perdons un bras, sommes-nous en partie ce que nous étions avant cette perte ? Si nous perdons tous nos membres, sommes-nous encore moins ce que nous étions ?

On ne se pose pas cette question lorsqu’il s’agit d’organes internes. Personne ne se demande si la résection d’une partie de l’intestin (pour enlever une tumeur) ou l’ablation de l’appendice nous prive en partie de ce que nous sommes.

Mais la partie visible de notre corps possède une importance particulière puisque c’est elle qui nous fait connaître aux yeux des autres. Elle est notre ambassadeur auprès des autres.

À la suite d’un accident qui me laisserait défiguré, si je me fais reconstruire le visage en Brad Pitt, je deviens Brad Pitt au premier coup-d’œil, jusqu’à ce qu’on découvre que je ne suis que le sosie de Brad Pitt. Mais il est clair que cette chirurgie modifie la manière avec laquelle les autres me perçoivent. Tout comme le ferait un implant mammaire chez une femme.

Avec ou sans ce masque de chair, je serais pourtant exactement la même personne. Mais pour les autres, il y aurait toute une différence.

De manière analogue, on pourrait altérer toutes les parties de notre corps (visibles ou non) et cela ne changerait rien à ce que nous sommes. Parce que l’essence de ce que nous sommes, c’est notre cerveau. Tout le reste, c’est de la quincaillerie. Notre corps n’est qu’une machine au service de notre intelligence.

Avec les années, nous pourrions éprouver une certaine tendresse pour ce compagnon stupide qui nous a si bien servi et qui nous définit aux yeux des autres. Et il serait compréhensible que cette tendresse s’amplifie au fur et à mesure que nous assistons, impuissants, à son déclin et à ses difficultés croissantes à donner suite à nos volontés. Comme ce vieil animal de compagnie qu’on se hésite à faire euthanasier, sachant qu’on n’en aura pas d’autres.

Le cerveau et la réalité

Les amateurs de réalité virtuelle connaissent bien ces casques qui donnent l’illusion d’être soudainement transportés dans un monde où les utilisateurs doivent affronter un environnement hostile.

De manière analogue, depuis la naissance, notre cerveau pourrait n’être qu’une masse flottante dans un bocal dans un laboratoire, connecté à des milliards d’électrodes et nous pourrions avoir la conviction intime, la certitude absolue d’interagir avec ce monde virtuel qui nous est soumis.

Toutes les « preuves » de notre existence pourraient alors se résumer à des influx nerveux qui nous font croire que nous touchons, que nous voyons, que nous sentons et que nous goûtons. Bref, toute notre vie pourrait n’être qu’une réalité virtuelle et nous n’aurions aucun moyen de nous assurer de sa véracité, trompés en permanence par des ordinateurs plus puissants qui nourriraient nos illusions.

Conclusion

On peut donc remplacer une multitude de parties de notre corps par des pièces plus performantes et cela ne ferait qu’améliorer la machine à notre service.

Et de la même manière que les appareils électroménagers libèrent la condition humaine de corvées séculaires, et que les moyens de transport modernes réduisent les distances, il est certain que des prothèses et implants destinés décupler nos capacités laisserons intacts les limites de notre intelligence et les pulsions de l’animal qui nous habite inconsciemment.

À l’opposé, les maladies dégénératives qui affectent notre cerveau (ex.: la maladie d’Alzheimer) transforment la personne atteinte en caricature de ce qu’elle était. Plus que tout handicap physique, ces maladies modifient la nature de ce que nous sommes, exposant les parents et amis à la frustration croissante d’être confrontés à d’une enveloppe corporelle illusoire qui renferme de moins en moins l’essence de la personne aimée.

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Écrit par Jean-Pierre Martel