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Dans son jugement du 28 septembre dernier, la juge Susan Himel de la Cour Supérieure de l’Ontario a déclaré inconstitutionnels trois articles du Code criminel du Canada entourant la prostitution. Ce sont les articles prohibant la sollicitation dans un lieu public, la tenue d’une maison close et la possibilité de vivre des fruits de la prostitution. En d’autres mots, cette juge a, de facto, décriminalisé la prostitution au Canada. Ce jugement a semé la controverse ; certains ont bien accueilli cette décision (portée depuis en appel) alors que d’autres l’ont condamnée.
Ce qui m’a incité à prendre position à ce sujet, c’est un éditorial du Devoir opposé la légalisation. J’ai été surpris de voir que certaines de celles qui prêchaient hier le droit des femmes de faire ce qu’elles veulent de leur corps — quand il s’agit de se débarrasser d’un fœtus — prêcher aujourd’hui qu’elles ne peuvent pas le louer. J’ai dû manquer une partie de la démonstration parce que cela ne me parait pas très logique. Oui ou non, les femmes ont-elles le droit de mener leur vie comme elles l’entendent ? Ultimement, ont-elles le droit de se tromper et de faire de mauvais choix ? Se sont-elles affranchies d’un pape romain pour devoir se soumettre aussitôt au dogme des papesses de la morale bourgeoise ?
Pour Marie-Andrée Chouinard du Devoir, cette forme d’exploitation sexuelle constitue une marchandisation du corps de la femme. À mon avis, cela est inexact. La femme qui se prostitue ne met pas en location le corps de toutes les femmes, mais seulement le sien. De manière analogue, si un homme se prostitue, cela n’appose pas un prix de location à mon corps à moi. S’il augmente son tarif, mon corps ne prend pas de la valeur. S’il se prostitue à rabais, cela n’a pas de répercussion ni sur moi, ni sur aucun autre homme. Donc madame Chouinard charrie.
Elle ajoute, au sujet des 33 femmes, majoritairement prostituées, assassinées en Colombie-Britannique par un tueur en série : « Ces victimes auraient-elles été épargnées dans une juridiction consacrant le règne des maisons closes légales avec réceptionniste, chauffeur, caméra vidéo et gardiens de sécurité? Il semble qu’on nage ici en pleine utopie. » Pas du tout. Si les prostituées qui exercent en maison close pouvaient choisir leur lieu de pratique comme les médecins le font, elles exerceraient leur métier de manière tout aussi sécuritaire que n’importe quel d’entre eux.
Lors de la sortie aux Pays-Bas du film The Postman, mettant en vedette Kevin Costner, on a loué le Yab Yum — le plus chic bordel d’Amsterdam (photo ci-dessus) — pour y inviter l’acteur américain et sa suite. Celui-ci était d’une humeur exécrable. S’est-il senti permis de passer sa contrariété sur les praticiennes qui s’y trouvaient ? En fait, oui. Mais pas au point de les battre ni de les blesser physiquement. Donc la prostitution sera toujours un métier difficile, légalisé ou non, mais sa légalisation permettra à certaines praticiennes de l’exercer dans des maisons closes de luxe, ce qui est impensable lorsque cette industrie est constamment menacée de perquisitions et de saisies.
D’un autre côté, pour celles qui sollicitent les clients potentiels sur la rue, la légalisation de la prostitution ne les protège pas d’un autre tueur en série. Toutefois, elle leur donne le pouvoir de s’opposer à une multitude d’abus dans l’exercice de leur métier.
Les hommes ont appris que lorsqu’une femme dit non, cela veut dire non. Mais beaucoup de clients de prostituées croient que parce qu’ils paient, ils ont tous les droits et ont droit à tout.
Avec la légalisation de la prostitution, quand une prostituée change d’avis au cours d’une prestation de service — parce qu’elle se rend compte que les exigences du client lui déplaisent ou pour toute autre raison — elle a le droit de refuser. Cela est impensable actuellement. Lorsqu’un client commence à battre une prostituée que peut faire celle-ci ? Aller se plaindre à la police ? Évidemment pas. C’est pourquoi beaucoup d’entre elles sentent le besoin de la protection d’un souteneur qui habituellement finit par abuser d’elles précisément parce qu’il sait qu’elles n’ont aucun recours. Avec la légalisation de la prostitution, les gardes du corps d’une prostituée deviennent ses employés et conséquemment, lui doivent le respect.
Et si une prostituée refuse de dispenser un service payé d’avance, que risque-t-elle ? La même chose qu’une commerçante de mauvaise foi. Quel client a le droit de battre une vendeuse parce qu’elle refuse de le rembourser ? Ce sera la même chose avec la légalisation de la prostitution. Dispensateurs et clients auront des moyens légaux de résoudre leurs conflits, d’où une diminution de la violence.
De plus, contrairement à une idée reçue, les prostituées n’entretiennent pas dans l’esprit de leurs clients l’idée que le corps de la femme est un objet de location. Le client a déjà la perception que certaines femmes sont à louer au moment où il entame la recherche d’une prostituée. Le consentement d’une d’entre elles ne fait que confirmer sa présomption de départ. Mais si toutes les femmes refusaient de se prostituer, ne serait-il pas forcé de changer d’avis ? Oui, très certainement. Mais quelles sont les probabilités que cela arrive ?
Pour Marie Charbonniaud de Châtelaine, des rapports sexuels impersonnels et répétés entraine une désensibilisation par rapport au corps et aux sentiments, ce qui peut mener à la dépression, voire au suicide (des prostituées). Hmmm… se peut-il que la toxicomanie, présente chez une bonne partie d’entre elles, soit la cause plus immédiate de ces suicides et que la dépréciation de l’estime de soi qu’entraine ce métier ne soit qu’un facteur contributif habituellement secondaire ?
Rose Dufour de la Maison Marthe écrit : « modifier les articles du Code criminel canadien dans ce sens donnerait aux proxénètes et aux acheteurs de sexe le droit constitutionnel et la légitimité de vendre nos femmes ». Je sens ici un peu d’exagération. Le jugement de la Cour suprême de l’Ontario ne permet pas de contraindre les femmes à faire quoi que ce soit contre leur gré. Il leur permet simplement de louer leur corps si elles le désirent.
Il est vrai que cela donne le feu vert à des entrepreneurs pour structurer cette industrie à leur profit. Lorsque j’ai visité Amsterdam en 2006, j’ai bien vu dans les vitrines des maisonnettes qui entourent l’église Oude Kerk, que les prostituées sont majoritairement slaves ou latino-américaines. Donc, on les a fait venir d’ailleurs pour répondre aux besoins d’une clientèle touristique, essentiellement.
La légalisation de la prostitution au Canada, risque-t-elle d’entrainer un phénomène similaire ? Sans aucun doute. Et après ? Que des touristes américains trouvent ici une liberté qui leur manque dans leur pays d’origine et qu’ils viennent ainsi contribuer à la prospérité de notre économie, est-ce si mal que cela ? Montréal a profité de la prohibition de l’alcool aux États-Unis au début du XXe siècle : pourquoi ne profiterions-nous pas de la manie actuelle de la Droite religieuse américaine de vouloir imposer ses valeurs morales puritaines à ceux qui ne les partagent pas ?
Ce qui compte, c’est la manière dont cette industrie sera encadrée. Voulons-nous voir des femmes aux seins nus dans des vitrines de magasin sur la rue Sainte-Catherine ? Voulons-nous être harcelés par des publicistes de l’industrie du sexe sur toutes les rues commerciales de la ville ? Au sortir de l’école, voulons-nous voir nos adolescentes se faire offrir des emplois bien rémunérés dans cette industrie ? Probablement pas. C’est ce qu’il faut prévoir maintenant. C’est pourquoi nous devons envisager cette légalisation d’un point de vue pragmatique et non idéologique.
Références :
La prostitution en Nouvelle-Zélande
Maisons closes: le débat est ouvert
Ontario – Un jugement ouvre la porte à la décriminalisation de la prostitution
Prostitution – Rien de banal!
Parus depuis :
Simone de Beauvoir souhaiterait une décriminalisation de la prostitution (2013-06-15)
Amnistie vote pour la décriminalisation de la prostitution et du proxénétisme (2015-08-11)
Le travail du sexe est souvent un choix, selon une recherche de l’Université de Victoria (2017-02-10)
Bilan sévère des effets de la loi de 2016 sur la prostitution (2018-04-12)
La prostitution, stratégie de survie dans le Montréal du XIXe siècle (2021-04-09)
Détails techniques de la photo : Canon Powershot G6 — 1/400 sec. — F/2,0 — ISO 50 — 7,2 mm
Post-scriptum : Trois ans après la rédaction de ce texte, la Cour suprême du Canada a confirmé — par un jugement unanime — que l’interdiction des bordels, du proxénétisme et la sollicitation était anticonstitutionnel au Canada.