Le terrorisme judiciaire d’Erdoğan

24 avril 2016

Introduction

Le président de la Turquie n’a pas le sens de l’humour.

Depuis son élection en aout 2014, plus de 1 845 procès ont été autorisés dans ce pays au motif d’insulte au chef de l’État.

En vertu de l’article 299 du Code pénal turc, l’insulte au président du pays est passible de quatre années d’emprisonnement.

Selon M. Erdoğan, « toutes les attaques contre ma personne et ma famille sont des attaques contre la nation et la volonté nationale.»

C’est ainsi que le 26 février, la justice turque a réclamé la levée de l’immunité parlementaire de Kemal Kılıçdaroğlu — le chef du principal parti d’opposition — pour avoir traité le président de ‘dictateur de pacotille’.

L’intimidation d’Erdoğan en Allemagne

Le mois denier, l’ambassadeur allemand en Turquie a été convoqué au ministère turc des Affaires étrangères au sujet d’une chanson diffusée le 17 mars 2016 sur une chaîne de télévision allemande.

En moins de deux minutes, cette chanson s’attaquait aux atteintes à la liberté de la presse commises par M. Erdoğan et critiquait les dépenses de 491 millions d’euros engagées pour la construction de son nouveau palais présidentiel.

Au nom de la liberté d’expression, les autorités allemandes ont déclaré qu’elles n’avaient pas l’intention de donner suite à cette plainte.

Mais le 31 mars suivant, le même humoriste a franchi un pas de plus, choisissant de lire en onde un ‘poème’ délibérément injurieux pour M. Erdoğan. C’en était trop.

Le président turc a de nouveau porté plainte, cette fois pour crime de lèse-majesté en vertu de l’article 103 du Code pénal allemand.

Cet article tire son origine du Code de l’empire allemand, adopté en 1896, et sur lequel est basé l’actuel Code pénal du pays.

Au XIXe siècle, l’empire allemand était une monarchie dont les dirigeants possédaient des liens de parenté étroits avec les autres dynasties européennes.

Insulter un monarque étranger, c’était offenser un proche parent de l’empereur allemand, ce qui ne pouvait que le placer dans l’embarras.

Cet article de loi permet donc à un représentant d’un pays étranger de déposer plainte pour insulte, une offense passible de trois ans d’emprisonnement (cinq ans lorsque l’offense est délibérée).

Au préalable, il faut toutefois l’autorisation du gouvernement allemand pour que les tribunaux du pays soient saisis d’une telle plainte.

Le 15 avril, la chancelière allemande a déclaré vouloir abolir cette disposition d’ici à 2018. Mais pour l’instant, elle a décidé de donner suite à la demande de poursuites pénales réclamée par M. Erdoğan.

Mais l’Allemagne n’est pas le seul pays européen à proscrire les crimes de lèse-majesté. C’est aussi le cas de onze autres pays européens; l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Romanie, et la Suède.

Cinq jours après cette victoire en Allemagne, Erdoğan s’est ensuite tourné vers l’un d’entre eux, les Pays-Bas : depuis 1881, les crimes de lèse-majesté y sont punissables d’une peine d’emprisonnement de cinq ans.

L’intimidation d’Erdoğan aux Pays-Bas

Le 20 avril 2016, le consulat turc à Rotterdam a expédié un courriel demandant à toutes les organisations turques des Pays-Bas de lui rapporter tout propos jugé offensant pour Erdoğan, la Turquie ou la société turque.


 

TRADUCTION

À qui de droit,

De toute urgence, nous vous demandons de nous faire parvenir les noms et les commentaires écrits des personnes qui ont procédé à des propos dénigreurs, désobligeants, haineux et diffamatoires contre le président turc, la Turquie et la société turque en général, des propos émis par courriel ou dont auraient eu connaissance le personnel de votre organisme, leurs parents ou leur amis par le biais de médias sociaux (comme Twitter ou Facebook), et de nous faire parvenir le tout avant la fermeture des bureaux le 21 avril 2016 par courriel au consulat général de la Turquie à Rotterdam.

Cordialement…»

Plus de 240 000 Néerlandais adultes possèdent également la citoyenneté turque. Lorsque l’appel turc à la dénonciation a été rendu public, beaucoup d’entre eux se sont inquiétés. Non pas à cause de propos qu’ils auraient tenus eux-mêmes, mais du fait que leurs concitoyens non turcophones pourraient voir en eux des espions potentiels à la solde de la Turquie.

Déjà une journaliste néerlandaise en vacances en Turquie a été arrêtée dans ce pays en fin de semaine dernière à la suite de ses critiques à l’égard d’Erdoğan parues dans l’édition néerlandaise du quotidien Métro.

Selon le quotidien britannique The Guardian, son arrestation serait la conséquence d’une dénonciation effectuée par le biais d’une ligne téléphonique mise sur pied par les autorités turques (sans préciser si cette ligne est bien celle du consulat turc à Rotterdam).

Les organisations turques des Pays-Bas sont elles aussi dans l’embarras puisque la législation néerlandaise interdit la trahison, c’est-à-dire toute collaboration avec un pays étranger dans le but de nuire à des intérêts néerlandais.

Les mesures controversées prises par M. Erdoğan pour museler la critique à son endroit en Europe laissent deviner ce que deviendra la liberté d’expression au sein de l’Union européenne le jour où la Turquie en fera partie.

Références :
Berlin accepte la demande d’Ankara de poursuites pénales visant une satire anti-Erdogan
Dutch journalist arrested in Turkey for criticising Erdoğan
Germany slams Turkey’s call to ban satire video
Hear someone insult Erdogan? Report it to us, says Turkish consulate in the Netherlands.
L’ambassadeur allemand en Turquie convoqué pour une chanson satirique anti-Erdogan
Le procès pour «insulte», l’arme préférée du président Erdogan
Over 110,000 Dutch Turks vote in Turkish general election
Palais de la présidence de la République de Turquie
Pourquoi Merkel autorise Erdogan à poursuivre un humoriste allemand
Turkish hotline for Erdogan insults angers Dutch
Turquie: le chef de l’opposition poursuivi pour “insulte” au président Erdogan
Un comédien allemand risque la prison pour avoir traité Erdogan de pédophile et zoophile
Une journaliste néerlandaise brièvement arrêtée en Turquie pour des tweets critiques d’Erdogan

Parus depuis :
Crackdown in Turkey’s Kurdish south-east turns journalists into ‘terrorists’ (2016-05-03)
Le président turc poursuit le magazine français Le Point (2019-10-25)
Turquie : les juges qui ont acquitté l’opposant Osman Kavala à leur tour menacés de poursuites (2020-02-21)

Complément de lecture :
Erdoğan, le premier ministre turc, est une nuisance


Post-Scriptum : Le 29 juillet 2016, Erdoğan a soudainement annoncé l’abandon de toutes les poursuites judiciaires à ce sujet.

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Écrit par Jean-Pierre Martel


La liberté d’expression des imams radicaux

15 juillet 2015

Le 31 janvier dernier, le maire de Montréal avait déclaré que l’imam montréalais Hamza Chaoui était un « agent de radicalisation » et « un fomenteur de tension sociale ».

Ce qui a valu à l’imam Chaoui d’être qualifié ainsi, ce sont ses prêches qui font la promotion de la subordination des femmes à leurs époux et qui déclarent la démocratie contraire aux prescriptions du Coran (en d’autres mots, contraire à l’Islam).

Lésé par les propos du maire, l’imam Chaoui a répliqué en intentant une poursuite de 500 000$ pour libelle diffamatoire contre la ville.

Depuis la création en mai dernier de sa page Facebook, des milliers de visiteurs ont cliqué le bouton « J’aime » en signe d’appui.

On apprend aujourd’hui que M.Chaoui a également créé un site web permettant à ses partisans de financer son combat juridique grâce à un lien vers PayPal.

Cette cause s’annonce très intéressante. Sa portée dépasse très largement les frontières du pays. En effet, elle pose la question suivante : la liberté d’expression et la liberté de culte permettent-elles la promotion d’idées subversives ?

L’Islam promu par les imams radicaux n’est pas l’Islam pratiqué par l’immense majorité des Musulmans qui vivent dans nos pays.

Prétendre que la Volonté de Dieu est contraire à la Démocratie, cela est contraire aux fondements mêmes d’une société démocratique comme la nôtre.

Très précisément, l’Islam dont ces imams souhaitent la venue est un Islam qui transformerait radicalement notre société, présentement fondée par des valeurs d’égalité entre les Citoyens et sur la primauté du droit. Dans ce sens, il s’agit d’un discours subversif caché sous le couvert de la religion.

En raison de cette primauté du droit, un prédicateur ne peut inciter ses fidèles à assassiner un citoyen coupable d’apostasie ou d’insulte à l’Islam.

Mais si la Volonté de Dieu — du moins telle qu’eux la perçoivent  — a préséance sur la volonté des hommes, tout cela devient acceptable. C’est d’ailleurs le cas partout où la Charia a force de loi.

Ce que prêchent les imams qualifiés de radicaux au Québec — Chaoui et Charkaoui, entre autres — c’est très précisément le renversement de la Démocratie parlementaire et l’instauration de l’Islam politique.

Inspirées par l’idéologie de l’État islamique et le wahhabisme de l’Arabie saoudite — qui sont fondamentalement la même chose — leurs prédications font la promotion d’une dictature politique et religieuse exercée par eux et leurs semblables.

Les tribunaux seront donc invités à déterminer si la Constitution canadienne-anglaise — garantissant la liberté d’expression et la liberté de culte — va jusqu’à légaliser la promotion du renversement d’un ordre social qui asservit le discours religieux au respect des lois du pays.

Références :

L’imam Chaoui poursuit Denis Coderre et la Ville de Montréal
Une collecte pour la bataille juridique de l’imam Chaoui

Parus depuis :
Oui, l’islamisme radical existe ici (2015-09-14)
Marcel Gauchet : « Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux » (2015-11-21)
Où sévit le terrorisme islamiste dans le monde? La réponse en carte (2016-03-24)

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Écrit par Jean-Pierre Martel