Turquie vs Kurdes vs État islamique

28 juillet 2015

Les Kurdes

Les Kurdes constituent un peuple d’origine iranienne d’environ quarante millions de personnes. Leur langue est dérivée du perse (proche de la langue iranienne moderne) : conséquemment, ce ne sont pas des Arabes.

Au fil des conflits armés dans cette partie du monde, ce peuple a migré dans différents pays. De nos jours, on compte des Kurdes principalement en Turquie (12 à 15 millions), en Iran (de 6 à 9 millions), en Irak (de 5 à 7 millions), en Syrie (2,8 millions) et en Allemagne (près d’un million).

Kurdistan
 
En dépit de cette dispersion, les communautés kurdes habitent principalement au Kurdistan — un territoire sans reconnaissance internationale — qui chevauche le sud-est de la Turquie, le nord-est de la Syrie, le nord-est de l’Irak et le nord-est de l’Iran (voir ci-dessus).

De tous les Musulmans sunnites de la région, les Kurdes sont ceux qui font une plus grande place aux femmes. Et parce que leur foi musulmane se distingue de l’orthodoxie rétrograde prêchée par l’Arabie saoudite, ils sont considérés comme des hérétiques qui méritent la mort par les fondamentalistes sunnites (dont fait partie les militants de l’État islamique).

L’État islamique

En mettant fin au régime autoritaire de Saddam Hussein en Irak et en suscitant la révolte contre celui de Bachar el-Assad en Syrie, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Turquie et les pétromonarchies du Golfe ont provoqué le chaos dans ces deux pays, ce qui a favorisé l’émergence de l’État islamique (ÉI).

Selon l’idéologie de l’ÉI, le chiisme — une branche de l’Islam qui regroupe 10 à 15% des Musulmans — est une innovation dogmatique équivalente à une hérésie. L’État islamique se propose donc d’exterminer les 200 millions de Chiites dans le monde ou d’obtenir leur conversion forcée au sunnisme.

En novembre 2014, le califat a fait connaître l’ordre de ses priorités; s’attaquer aux Chiites (iraniens et irakiens), puis l’Arabie saoudite et ses alliés régionaux, et enfin les croisés occidentaux.

Afin d’atteindre leur première cible — l’Iran — l’ÉI doit traverser le Kurdistan. En somme, il lui faut faire la guerre aux Kurdes, ce qui est le cas depuis l’émergence de l’ÉI.

Talonné par les bombardements occidentaux, l’ÉI piétine face aux combattants kurdes. Son incapacité à les vaincre révèle son importance militaire mineure, ce qui tranche avec l’emballement médiatique que sa barbarie provoque chez nous.

Même si les pétromonarchies du golfe sont menacées par l’ÉI, le fait qu’elles sont au deuxième rang des priorités de l’ÉI est rassurant puisqu’elles savent que jamais l’ÉI ne viendra à bout de l’Iran, un pays de 80 millions d’habitants. Donc jamais l’ÉI ne pourra passer à sa deuxième priorité à moins d’inverser leur ordre.

Pour les pays du Proche et du Moyen-Orient qui sont hostiles à l’Iran, ce qui compte, ce n’est pas la victoire impossible de l’ÉI sur l’Iran; c’est l’affaiblissement de l’Iran provoqué par un conflit armé avec les milices de l’ÉI.

La Turquie

En permettant que les livraisons d’armes à destination des rebelles syriens traversent son territoire, la Turquie (comme bien d’autres pays) a favorisé l’émergence de groupes radicaux comme l’ÉI.

Les miliciens de l’ÉI gravement blessés en Syrie sont transportés en Turquie pour y être soignés. Par contre, les combattants kurdes qui tentent la même chose doivent attendre des heures à la frontière turque avant qu’on leur permette d’entrer au pays quand ils ne sont pas décédés entretemps.

Depuis l’émergence de l’ÉI, la Turquie a été frappée par plusieurs attentats de l’ÉI.

Jusqu’à tout récemment, ces attentats étaient impunis. Si bien qu’une partie croissante de la population turque (kurde ou non) accusait le président Erdoğan d’être complice de l’ÉI.

Dans les faits, elle ferme les yeux sur la contrebande de pétrole brut provenant de l’ÉI. Ce pétrole bon marché permet à son économie d’être plus concurrentielle.

Pour son pétrole, l’ÉI obtient 10$ du baril, soit un prix considérablement plus bas que le prix international. Ce pétrole est la principale source de financement de l’ÉI.

L’inertie du gouvernement du président Erdoğan contre l’ÉI a eu d’importantes répercussions politiques dans son pays.

Aux élections législatives turques du mois dernier, le parti de M. Erdoğan a perdu sa majorité parlementaire, entre autres à cause des 80 députés élus par un parti prokurde.

Depuis moins de dix jours, une série d’événements dramatiques provoque un bouleversement de la vie politique turque.

Le 20 juillet 2015, un suspect commet un attentat-suicide dans la ville turque de Suruç, située près de la frontière syrienne. L’attentat — qui a fait 32 morts et une centaine de blessés — visait un centre culturel kurde qui recrutait des jeunes en vue d’aider à la reconstruction de la ville syrienne de Kobani, libérée de l’ÉI par des combattants kurdes.

Furieux de l’inaction de l’armée, le 22 juillet, les rebelles kurdes assassinent en Turquie deux policiers à Ceylanpinar alors que le lendemain, ils font exploser un véhicule militaire sur une route de Diyarbakir, tuant un ou deux soldats et en blessant trois ou quatre autres.

Le même jour, un garde-frontière turc stationné dans la ville turque d’Elbeyli était tué cette fois par des combattants de l’ÉI à partir du territoire syrien. Cet incident frontalier est officiellement le facteur déclenchant de l’Opération martyr-Yalçın, une série de bombardements aériens turcs visant deux cibles; l’ÉI en Syrie et les combattants kurdes en Irak.

Ces jours-ci, les 1 300 citoyens turcs arrêtés au cours de rafles policières comprennent au moins 1 040 militants kurdes dénonçant la connivence de la Turquie avec l’ÉI.

La volteface d’Erdoğan vise plusieurs objectifs. En déclarant une guerre qui englobe à la fois les milices Kurdes et ceux de l’ÉI, le président turc rend acceptables aux yeux occidentaux des bombardements qui, dans les faits, ont principalement pour cible des combattants kurdes qui luttent contre l’ÉI.

C’est donc à la fois un coup de semonce adressé aux combattants de l’ÉI en Syrie pour qu’ils cessent de s’en prendre aux forces de l’ordre en Turquie et au contraire, un coup de main à leurs collègues en Irak afin de favoriser leur progression vers l’Iran (progression financée par le pétrole de l’ÉI vendu à la Turquie).

Le 24 juillet, deux chasseurs F-16 ont bombardé l’ÉI en Syrie alors que vingt chasseurs-bombardiers — dix fois plus — partaient bombarder principalement les combattants kurdes en Irak. Le lendemain, 105 chasseurs F-16 attaquaient l’ÉI et surtout les combattants kurdes (tuant le commandant Murat Karayılan).

Il est évident que les rebelles kurdes qui ont assassiné des soldats et des policiers en Turquie ne sont pas les mêmes que ceux qui sont occupés à combattre l’ÉI en Irak. En bombardant ces derniers, la Turquie affaiblit les miliciens qui s’opposent à la progression de l’ÉI vers l’Iran. C’est donc une série de bombardements qui vont à l’opposé de ce que cherchent à faire les pays occidentaux depuis des mois, dont le Canada.

Mais pourquoi ces derniers approuvent-ils la Turquie ? Parce que leur but n’est pas d’éradiquer l’ÉI mais plutôt de prolonger l’insécurité au Moyen-Orient. Cela signifie favoriser les combattants kurdes par moment, d’autres fois leurs adversaires. La Turquie sert maintenant de balancier.

Les principaux pays qui ont accepté de bombarder l’ÉI sont des producteurs d’armement. Créer de l’insécurité afin d’inciter des pays à s’armer auprès d’eux, déstabiliser les gouvernements forts de la région qui s’approvisionnaient en Russie ou en Chine, souffler sur les tisons des rivalités interconfessionnelles, tout cela est excellent pour leur secteur militaro-industriel. De plus, cela permet de tester concrètement l’efficacité de leurs armes.

Les autres membres de la coalition contre l’ÉI comprennent le double langage de la Turquie : ils pratiquent eux-mêmes ce double langage auprès de leur propre population.

Comme dit le proverbe, qui se ressemble s’assemble.

Références :
Avec les Kurdes du PKK, dans les montagnes d’Irak
Derrière la riposte turque contre Daech et le PKK, le double jeu d’Ankara
Frappée par Daech, la Turquie riposte
‘Isis suicide bomber’ strikes Turkish border town as Syrian war spills over
Israël soigne des djihadistes d’Al-Qaïda blessés en Syrie
Kurdes
Operation Martyr Yalçın
La Turquie s’adresse au PKK : « C’est soit les armes, soit la démocratie »
Suruc massacre: At least 30 killed in Turkey border blast
Suspect identified in Turkish border town bombing
Turkey: 9 with Syrian ties arrested in car bombings
Turkey–ISIL conflict
Turkish jets hit Kurdish militants in Iraq and Isis targets in Syria
Turkish newspaper columnist fired over tweet critical of Erdoğan
Turkish nurse: ‘I’m sick of treating wounded ISIL militants’
Turquie: la double bataille d’Ankara
Turquie : un officier assassiné, le gazoduc irano-turc saboté

Parus depuis :
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La Turquie affirme avoir tué 771 membres du PKK en un mois (2015-08-21)
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Écrit par Jean-Pierre Martel